Transversales Science Culture n°63, mai-juin 2000

Les diagnostics du septième art

André PARINAUD

Ecrivain, auteur deLa révolution du sens : la dénonciation, fin d´une société de mensonge (Ed. Sigier, oct. 2000).

Quel est aujourd´hui le rôle du cinéma pour un citoyen de la mondialisation ? André Parinaud s´est intéressé à quelques films récents : l´un, venu des Etats-Unis, vient de recevoir un maximum d´oscars et dévoile bien le malaise de la société américaine ; les trois autres, français, s´interrogent sur la quête du sesn face aux violences qui structurent et dominent nos sociétés... De la minute de poésie, qui permet d´échapper à la logique puritaine du rêve américain, à la surprise de l´émotion, qui remet en question l´ordre illusoire de la société du profit, la caméra devient un témoi majeur de la jungle de notre modernité.

American Beauty (le film aux cinq oscars) est un véritable test de laboratoire. Une petite ville américaine, avec ses villas de prospectus et deux familles voisines, dont les enfants, la fille et le garçon, deviennent amis. La frustration des adultes les maintient en état d´adolescence, et les jeux de la sexualité, les ressentiments, les ambitions avortées constituent les comédies du quotidien d´une cour de récréation.

En écoutant parler les enfants et en regardant les comportements des adultes, on observe à tout moment que le bien et le mal sont intimement m´lés. L´équivoque est permanente et lorsque le père de famille s´arrache au r´ve américain des apparences pour faire ìchanterî son patron, acheter la voiture de ses r´ves et vivre sa vie, nous avons la révélation de la vérité. Derrière l´illusion des attitudes, la prépondérance des appétits dissimulés s´affirme. Sa femme prend un amant, et le colonel des marines, son voisin, se découvre homosexuel. Il assassinera le héros du film pour effacer sa honte.

Avec la nouvelle génération se précise la véritable tragi-comédie. Une des filles qui se vantait de ses succès masculins est vierge ó vertu qui devient soudain sa meilleure protection, paralysant le violeur. L´autre, caractérielle et révoltée, devient amoureuse et soumise. Son jeune voisin, dealer et drogué, la séduit par son sens poétique. Avec sa caméra, il a saisi les meilleures images d´un sac en plastique qui danse dans le vent au milieu des feuilles mortes ó une minute précieuse, d´un film dans le film, dont ce nouveau Jésus donne le sens 1. Le puritanisme cesse ses effets et ne subsiste de l´infini que l´élan mystérieux qui nous fait découvrir la beauté et l´amour comme gr’ce de la vie au cæur de l´apparent chaos.

On pourrait croire que cette tranche de vie a pour signification d´être le test de l´entrée en décadence de la nouvelle société de six milliards dl´humains, citoyens planétaires dans leur vaine tentative de la découverte d´un ordre et l´enregistrement de leur échec. Mais il suffit sans doute d´une réponse avec une infinie parcelle de poésie pour que se découvre la gr’ce d´exister.

Reste à souligner comment Sam Mendes, le réalisateur, et Alan Ball, le scénariste, ont élaboré une úuvre remarquable par son apparente simplicité de mise en scène et de ìreportageî en composant un film complexe o˜ le héros mort parle au présent de son futur. Et comment chaque cas nous invite à nous questionner socratiquement sur l´état de notre société.

1. Cette séquence pourrait être inspirée d´un poème du poète américain William Carlos William, ami de Ezra Pound, évoquant le vol d´un sac en papier porté par vent.

Une moustache et des crocs

L´enquête se poursuit en France avec Le Goût des autres d´Agnès Jaoui (scénariste de Cuisine et dépendances) qui nous présente son premier film.

Un "patron", doté d´une moustache hitlérienne et assisté de son garde du corps et de son chauffeur, accompagne sa femme au thé’tre. Sa nièce tient un rôle de figurante dans le Bérénice de Racine. Il pense mortellement s´ennuyer et tombe soudain amoureux de la reine d´Šgypte qui clame à l´empereur Titus sa douleur d´Ítre renvoyée. Líémotion le bouleverse : il fera tout pour tenter de conquérir cette femme libre, se ridiculisant en fréquentant le milieu du spectacle qui le tourne en dérision et en feignant de síintéresser aux arts.

L´actrice, à un tournant de sa carrière ­ elle a plus de quarante ans ­, d´abord indifférente, va peu à peu s´attendrir de l´obstination dont fait preuve le patron, qui va jusqu´à couper sa moustache fasciste... et à rompre avec sa femme !

Dans le même temps, ses valets, garde du corps et chauffeur, échangent leurs impressions sur le pauvre intérêt de leur existence quotidienne. Ces deux marginaux rencontrent dans un bar une "fille de joie", qui se donne comme la drogue quíelle vend. Le garde du corps, sous l´impulsion du désir et en considérant sa propre errance, envisage de refaire sa vie avec elle. A la dernière minute, le doigt sur la sonnette de la porte de son appartement, il renonce. Rien n´a échappé à la jeune femme qui regardait de sa fenêtre... Quant à la femme abandonnée du patron, elle s'en va pleurer chez sa belle-sæur, son petit chien dans les bras. L'animal a la manie de mordiller au gré de ses peurs et de ses impulsions.

L´abandon de la moustache autoritaire, semblable aux crocs dérisoires du chiot et à la fausse liberté de la péripatéticienne, met en scène la dérive du spectacle des valeurs d´aujourdíhui. Líémotion éprouvée, l´effet de surprise, peuvent nous conduire à remettre en cause à tout moment nos vérités éphémères ­ du plaisir à la violence. Nous vivons le banal avec le thé’tral de la comédie ou du tragique, sans aucune référence éthique. Le talent des acteurs, en l´occurrence, étant la seule preuve mise en image dont nous disposions.

Et toi, où est ta place ?

Interprété par des acteurs non professionnels qui apparaissent díune étonnante authenticité, Ressources humaines, de Laurent Cantet, met en scène un jeune homme qui revient dans sa ville natale après de brillantes études à Paris grâce au sacrifice de ses parents. Il va effectuer un stage dans l´usine où son père travaille depuis trente ans comme conducteur de machines, mais, lui, sera aux "ressources humaines".

La période est aux 35 heures. Les relations syndicat-patron entrent dans une phase aiguë. Le jeune héros propose un sondage direct auprès des travailleurs. Heureux des résultats, le patron envisage díengager le nouveau spécialiste. Celui-ci va alors découvrir, en consultant un ordinateur, le véritable objectif de líentreprise : acquérir des machines plus performantes et éliminer le plus grand nombre de travailleurs. Parmi les exclus prévisibles figure le nom de son père, qui se trouve à deux ans de la retraite.

Son silence serait payant, car il pourrait ainsi négocier les conditions du renvoi paternel. Mais il alerte les syndicats. La grève se déclenche. Líusine prend une dimension infernale avec son bruit permanent, le rythme de production accéléré, les ouvriers conditionnés au seul bénéfice de loisirs dérisoires. Síélever au sein de cette hiérarchie du travail, pour quoi faire ? La quÍte des ressources humaines semble níavoir quíun objectif : obtenir le meilleur rendement des meilleurs des employés jusquíà leur élimination par automatisation généralisée.

Une nuit, le héros soude les portes díentrée de líusine et affiche le document annonÁant les licenciements. Líalarme déclenche le face-à-face des intérêts rivaux. Une bataille s´engage au sein de la famille. Le père, par instinct de survie, veut continuer à se soumettre à la loi du dominant. Lorsque, enfin, il partagera la révolte de son fils, il ne sera certes pas davantage rassuré sur le sort de sa carrière, mais aura compris qu´il n´y a pas d´issue hors de la solidarité.

Au-delà d´un épisode de la lutte des classes, c´est l´homme existentiel, à vif, qui est en question. Le progrès économique níest qu´un leurre si líobjectif díassurer la survie dans les pires conditions n´est pas orienté par un code humaniste. La démonstration est faite que la recherche du sens est líaventure moderne par excellence. Même le cinéma, vedette du show-biz, le proclame !

La jungle du champion

Le brillant acteur Jalil Lespert ­ vedette de Ressources humaines ­ devient la cause d´Un Dérangement considérable, film de Bernard Stora. Jalil est devenu un champion du muscle dont la famille arabe, qui habite une banlieue normande, a pour ambition son futur succès de footballeur professionnel. Il pénètre sur le terrain de la consécration en même temps quíil découvre le plaisir amoureux avec la mère journaliste d´un de ses camarades. Il renonce très vite à l´ascèse de l´entraînement sportif et provoque le ressentiment du fils de sa maîtresse. Leur violence réciproque les condamnera au meurtre et à la prison.

Ce film est une remarquable expression du "rêve maghrébin" dans tous ses états. Il met en situation les exclus des banlieues qui, pour exister, n´ont pas d´autre chance offerte que le jeu musculaire ­ celui de la vitesse du mollet et de la précision du coup de pied. Mais les dieux du stade et la frénésie du public imposent des exigences qui remettent en cause le comportement amoureux à l´occidentale. Pour une femme de la quarantaine, le plaisir est un argument que son expérience peut lui permettre de dépasser : elle renonce à son jeune amant. Humain, trop humain, le jeune champion déstabilisé ne deviendra jamais un gladiateur du peuple qui, lui, exige de ses robots la victoire féroce et récuse les suppléments d´âme.

Nous voilà au cæur des lois de la violence, celles du déchaînement du plaisir dans les stades et de la compétition acharnée qui domine les têtes et les corps. Devenus la source du pain, les jeux imposent leurs lois sans concession, et le meilleur des hommes n´est qu´une vedette de la jungle !