Transversales Science Culture n°63, mai-juin 2000

Remettre l´homme au centre de l´économie

Un entretien avec René PASSET

Economiste, président du conseil scientifique d´Attac

Président du conseil scientifique d´Attac, René Passet vient de publier un nouvel ouvrage, L´illusion néo-libérale (Fayard, 2000). Un plaidoyer en faveur d´une "autre" économie, solidaire et plurielle, qui constitue aussi une critique argumentée et scientifique de la théorie économique libérale.

Transversales Science Culture : Quelles sont les grandes faiblesses de la pensée libérale ? En quoi vous semble-t-elle en retard de plusieurs siècles sur le développement de la pensée scientifique ?

René Passet : Il faut distinguer la pensée libérale en soi, celle des origines, et la pensée "néo-libérale" d'aujourd'hui. Les hypothèses de base sur lesquelles on a construit la pensée économique libérale, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, n'étaient pas absurdes : partir de l'hypothèse que plus de biens aboutissent à plus de satisfaction, c'est pertinent à une époque où les besoins fondamentaux ne sont pas couverts ; et partir de l'hypothèse que la nature est un bien libre qui n'appartient pas à la sphère économique, cela se justifie également à un moment où, globalement, les activités humaines ne la dégradent pas.

Le problème, c'est que cette doctrine s'appuie sur une vision du monde qui va ensuite se révéler dépassée : la vision newtonienne. On ne peut pas le reprocher aux premiers libéraux : il n'y en avait pas d'autre à l'époque. Pour eux, le monde fonctionne comme une horloge et tout ce qui se trouve dans ce monde fonctionne aussi comme une horloge. Et comme Newton a donné à cette vision une certaine rigueur formelle, avec une formule très simplifiée qui rend compte aussi bien de la chute des pommes que du mouvement des marées, cela lui a donné une portée extraordinaire ! Léon Walras - qui était ingénieur de formation - a été tellement séduit qu'il s'est dit : "Je vais transposer en économie".

TSC : Le libéralisme originel trouve donc des excuses à vos yeux ; ce que vous jugez dramatique, c'est la pensée "libérale" d'aujourd'hui ?

R. P. : Oui, car les conditions ont changé : une bonne part des besoins de base sont satisfaits, et plus personne n'oserait soutenir que plus d'automobiles apportent nécessairement plus de bonheur. De même, personne n'irait affirmer que la nature est un bien libre : chacun sait qu'elle se dégrade. Ces évolutions posent la question des finalités de la production : produire pour qui, pour quoi ?

D'autre part, la vision scientifique du monde a changé : après la mécanique de Newton, les lois de Carnot ont jeté les bases de la thermodynamique. Et aujourd'hui, nous arrivons à une vision scientifique que l'on nomme "destruction créatrice".

TSC : De quoi s'agit-il ?

R. P. : En 1944, Erwin Schrödinger, prix Nobel de physique, a posé dans le champ de la thermodynamique la question "qu'est-ce-que la vie ?". On ne cherche plus seulement à savoir comment le monde fonctionne, mais aussi comment la vie peut être créée. Et l'on s'aperçoit que les lois de Carnot sont vraies seulement pour des systèmes thermodynamiques clos, n'échangeant pas d'énergie avec le monde. A la différence de Carnot, Schrödinger montre que la terre reçoit tous les jours de l'énergie solaire, qu'elle l'emmagasine par les plantes, puis la rayonne la nuit. Donc, c'est un système ouvert.

Nouvelle avancée : Ilya Prigogine va plus loin en montrant que, dans un système ouvert comme celui-ci, lorsqu'on est en présence d'un afflux d'énergie suffisamment puissant, les lois de circulation de l'énergie sont modifiées et créent de nouvelles formes d'organisation de la complexité. Telle est la destruction créatrice : un mélange de destruction - l'énergie dépensée pour créer un système - et de création - l'apparition de structures complexes.

Après le big bang, s'il n'y avait eu que les lois de la dispersion, tout aurait été fini. Or on a vu la matière s'organiser en nébuleuses, galaxies, systèmes stellaires... et puis, dans l'un d'entre eux, un système de planètes... et, au moins sur une planète, ce mouvement de complexification s'est poursuivi jusqu'à l'émergence de la créature humaine. Ce mouvement d'expansion de l'énergie, donc de destruction, constitue une sorte de "prix à payer" pour créer des formes...

TSC : Que donne cette vision appliquée à l'économie ?

R. P. : C'est Joseph Schumpeter qui a transposé cette vision à l'évolution économique. Je reprends simplement son image : la révolution des transports ne s'obtient pas par accumulation des diligences, mais par leur destruction et leur remplacement par de nouveaux modes de transport : le train, l'automobile, l'avion...

Plus globalement, la théorie de la destruction créatrice suppose qu'à chaque point critique, plusieurs avenirs sont possibles, et c'est l'action de quelques-uns qui fait basculer l'histoire. Il y a un sens à l'histoire, mais celle-ci n'est pas prédéterminée.

TSC : Justement, ce que montre votre livre, c'est que la pensée libérale ne croit pas que l'homme puisse être acteur de l'histoire : c'est une vision déterministe et mécaniste...

R. P. : Cette pensée ne nous parle pas de l'homme, elle nous parle de l'individu. Et l'individu, dans l'étymologie latine, c'est l'équivalent du grec "atome". L'individu, c'est l'atome de la société. Et de même que l'atome est le plus petit morceau de matière qui puisse exister, l'individu est le plus petit morceau de société... Au fond, la pensée libérale ne connaît qu'un seul niveau d'observation, celui de l'individu.

Entendons-nous bien : quand Friedrich von Hayek dit que nul mieux que l'individu ne peut connaître ses propres besoins et aspirations, c'est parfaitement exact. Ce que je lui reproche, c'est de vouloir réduire la réalité sociale à cela. Tous les scientifiques savent qu'un changement de niveau s'accompagne toujours d'un changement de problématique en fonction duquel le tout cesse de pouvoir être considéré comme la somme des parties.

TSC : On souligne à juste titre la faculté d'adaptation exceptionnelle du capitalisme. Ce qui est surprenant, c'est que la pensée qui le légitime soit restée, elle, tellement figée dans ses dogmes originels...

R. P. : Chaque fois qu'une percée scientifique importante s'est produite, le darwinisme par exemple, il y a eu des écoles économiques hétérodoxes pour juger qu'il fallait en tenir compte (c'est le cas de Marx, par exemple). Mais à chaque fois, les libéraux orthodoxes sont passés à côté ! Il faut dire que lorsque la réalité ne corrobore pas leurs conclusions, les théoriciens économiques n'hésitent pas à dire que c'est la réalité qui a tort : on explique que l'on n'a jamais 100 % de libéralisme et l'on s'en tire à bon compte...

TSC : Vous insistez beaucoup sur le fait que les "fondamentaux" économiques doivent nécessairement renvoyer à l'humain.

R. P. : Il suffit d'ouvrir un dictionnaire pour voir que l'économie est définie par toutes les écoles de pensée comme une activité de transformation du monde destinée à la satisfaction des besoins humains. C'est même cela qui sert de fondement à la théorie libérale de la valeur. Donc l'homme, c'est la finalité. Aujourd'hui, faute d'indicateurs pertinents, on se retrouve face à ce paradoxe : l'augmentation de soi-disant performances est contredite par la montée incessante des inégalités et de la détresse. Où est passée la finalité humaine dans tout cela ?

TSC : Peut-on identifier à quel moment cette dérive s'est produite ?

R. P. : Je crois qu'il y a eu une première inflexion dans les années 30, lorsque Robbins a défini l'économie comme une science des moyens en vue de satisfaire des objectifs extérieurs à son champ. On en a déduit, à tort, que, quel que soit le but visé, il existait une économie "pure" qui pouvait permettre de l'atteindre.

Tout cela s'est exacerbé durant les vingt dernières années, avec l'arrivée au pouvoir de Reagan et Thatcher. Ce qui est en cause, à mes yeux, ce n'est pas le libéralisme mais une épreuve de force engagée par des cyniques absolus, qui se prévalent du libéralisme pour se donner un brevet de respectabilité. Si j'ai ressenti du dégoût une fois dans ma vie, c'est bien envers ces gens-là... Ce qu'ils ont fait est proprement scandaleux.

TSC : Au niveau micro-économique, quelles sont les grandes mutations qui ont modifié le fonctionnement des entreprises ?

R. P. : On continue à nous parler du rôle moteur du profit, de la fonction régulatrice du marché ou des règles de répartition internationales comme si rien n'avait changé... Or tout a changé avec la mutation informationnelle : tous les facteurs et tous les acteurs deviennent interdépendants. L'individu, l'entreprise, l'économie globale, la société, les écosystèmes, la biosphère... sont en interaction permanente les uns avec les autres. Les technologies de l'information sont à la fois cause et conséquence de cette organisation en réseau qui s'étend à toute la société.

Désormais, l'entreprise dépend des performances de toutes les entreprises avec lesquelles elle est en relation, mais aussi de la stabilité politique, de la qualité du système éducatif, de la densité des réseaux de communication, etc. Cela n'a plus rien à voir avec le capitalisme des origines, fait essentiellement de petites unités indépendantes les unes des autres.

Par ailleurs, l'économie moderne repose de plus en plus sur l'immatériel et sur le savoir. Or ce dernier, comme le disait Louis Pasteur, "est un patrimoine de l'humanité". De quel droit voudrait-on le soumettre à des intérêts particuliers ?

TSC : Cela vous amène à dire que le profit ne joue plus aujourd'hui de rôle régulateur ?

R. P. : On nous propose aujourd'hui un facteur individuel comme régulateur, alors que la production économique devient de plus en plus un phénomène collectif dans lequel les décisions ont également une portée collective. Regardons ce qui se passe avec les organismes génétiquement modifiés et toute la biochimie : ce qui est en cause, c'est le destin de l'humanité, et l'on voudrait confier tout ça à ce régulateur hérité du siècle dernier qu'est le profit ! Ce n'est pas le progrès scientifique qui est en cause, mais les critères au nom desquels on veut l'orienter. Cela ne peut plus être le critère du profit individuel, ce n'est pas possible...

TSC : Vous soulignez aussi le poids de plus en plus grand des coûts fixes. Pourquoi en tirez-vous comme conclusion qu'il n'y a plus de freins aux risques de surproduction ?

R. P. : Prenons l'exemple de la construction d'une automobile : avant de lancer la fabrication proprement dite, il y a des années d'études, de conception des chaînes, de succession des essais... Philippe Lorino estime que 70 à 90 % des dépenses totales du cycle de vie d'un produit sont déterminées avant que l'on ait fabriqué quoi que ce soit. En gros, on produit à coûts fixes constants et plus la fabrication augmente, plus les coûts baissent. La seule manière de répartir les coûts fixes consiste donc à viser le marché mondial, où toutes les grandes firmes se retrouvent en compétition. Pour baisser les prix, il faut produire davantage, d'où une spirale infernale vers la surproduction.

TSC : Ce discours sur la guerre économique ne constitue-t-il pas un aveu que les mécanismes régulateurs ne fonctionnent plus ?

R. P. : Si les mécanismes régulateurs fonctionnaient, il n'y aurait pas besoin de "guerre économique". La baisse des prix limiterait automatiquement la tendance à la surproduction. La compétition mondiale ne prendrait pas la forme d'une réduction du prix de revient par accroissement des volumes produits. Aujourd'hui, le marché fonctionne à l'envers.

TSC : Autre évolution notable, la globalisation : pourquoi affirmez-vous qu'il n'y a pas réellement inter-nationalisation des échanges ?

R. P. : La théorie économique classique dit deux choses à ce sujet : gr’ce à la division internationale du travail, chaque pays peut se spécialiser dans les domaines où il est le mieux armé ; et un pays ne peut pas rester en permanence déficitaire. Dans le vieux système monétaire où ce raisonnement est apparu, cela veut dire qu'un pays déficitaire est obligé de payer ses excédents d'importations avec de l'or. Sa base d'or se rétrécissant, moins de monnaie circule (car il y a des ratios à respecter). La diminution de la circulation monétaire amène une baisse des prix, ce qui restaure la compétitivité du pays concerné... Et inversement, dans le pays exportateur.

Aujourd'hui, on continue à raisonner de la sorte et à nous parler d'allocation optimale à l'échelle des nations, alors que le commerce par-delà les frontières se divise en trois parties sensiblement égales : un tiers pour le commerce de nation à nation ; un tiers pour les échanges des firmes transnationales entres elles ; un tiers pour les échanges des firmes transnationales avec leurs propres succursales... Ainsi, le commerce entre nations ne représente plus qu'un tiers de ce qu'enregistrent les chiffres. Donc, si les histoires d'allocation des facteurs continuent de jouer, c'est uniquement entre firmes transnationales. Mais le rétablissement automatique de la balance, cela ne fonctionne plus ! Il suffit de regarder les Etats-Unis : ils peuvent rester endettés aussi longtemps qu'ils le voudront !

TSC : Comment expliquez-vous les succès actuels de l'économie américaine, fortement tirés par la prétendue "nouvelle économie"?

R. P. : Ce qu'il y a de très fort, à mes yeux, dans la prospérité américaine, c'est qu'elle repose, grâce aux positions acquises dans les secteurs de pointe, sur un véritable pari sur l'avenir, sanctionné par la Bourse. Ce qui soutient les cours boursiers américains, ce n'est pas le rendement - la grande majorité des start-up n'ont pas encore gagné le moindre dollar - mais ce pari sur l'avenir.

Ce qui est grave, c'est que la déconnexion avec l'économie réelle s'accentue. Aux Etats-Unis, les valeurs boursières augmentent dix fois plus vite que le PNB. Contrairement à ce que l'on pense, il n'y a pas outre-Atlantique de nouveau "cercle vertueux" généré par l'épargne salariale en actions : d'une part, en termes de pouvoir, ces salariés actionnaires ne pèsent rien ; d'autre part, depuis 1993, ce ne sont pas eux qui soutiennent le cours des actions (les ménages revendent davantage d'actions qu'ils n'en achètent), mais plutôt les étrangers (Japonais et Européens), voire les entreprises elles-mêmes qui, sous la pression des fonds de pension, n'hésitent pas à s'endetter pour racheter leurs propres actions ! Ce qui s'est passé début avril sur le Nasdaq n'est sans doute qu'un premier avertissement. S'il n'y a pas de remise en ordre plus profonde, ce type de phénomène se reproduira nécessairement.

TSC : En Europe aussi, les chiffres semblent traduire un certain retour de la croissance. Vous paraissez sceptique devant la possibilité qu'elle autorise le retour au plein emploi ?

R. P. : Je remarque d'abord que l'on confond croissance et conjoncture. A partir du moment où le produit national augmente à court terme, on dit que cela va créer des emplois. Sans doute, mais c'est parce que l'on raisonne dans une situation où l'appareil de production et l'état de la technique demeurent inchangés : la seule variable pour produire étant alors la force de travail, on est nécessairement conduit à embaucher. En revanche, je dis que ce n'est pas la croissance à long terme qui crée l'emploi. Elle s'accompagne d'une augmentation de l'emploi, mais le nombre d'heures de travail fournies, lui, diminue. Ce qui crée des emplois, c'est donc la réduction de la durée du travail. Si celle-ci n'avait pas eu lieu, il y aurait trois millions de chômeurs de plus en France !

Une remarque sur la manière dont s'opère cette réduction : on observe un allongement constant de la période sur laquelle portent les revendications des salariés. Quand le temps de travail quotidien est devenu supportable, on a vu apparaître l'exigence d'un jour de repos hebdomadaire, puis celle des congés payés annuels. De ce point de vue, la loi sur les 35 heures va sans doute à contre-courant de l'histoire. Le moment est venu de permettre aux gens de gérer leur temps tout au long de leur vie, en fonction de leur vie familiale, de leurs besoins de formation, etc.

TSC : Quel jugement portez-vous sur le développement de la spéculation ?

R. P. : Un minimum de spéculation est sans doute indispensable. Prenons l'exemple d'un entrepreneur à qui l'on passe une commande pour dans trois mois : il ne sait pas quel va être le prix des matières premières ni celui du dollar dans trois mois, mais il ne peut pas acheter ses matières premières à l'avance juste pour le plaisir de les stocker. Alors, il va s'assurer en achetant à prix déterminé. C'est ce qu'on appelle une opération de couverture. Mais ce n'est possible que si l'entrepreneur a en face de lui quelqu'un qui spécule en sens inverse. Lui, il craint la hausse des prix, et l'autre, en anticipant une baisse des prix, espère pouvoir réaliser un profit. Je ne suis pas favorable à tout régir, tout réglementer. Je pense que le marché a aussi ses vertus : par exemple, celles de faire jaillir l'initiative individuelle ou de multiplier les centres de décision, ce qui donne au système une certaine stabilité.

Le problème, c'est de savoir si cette logique spéculative peut s'arrêter d'elle-même. Milton Friedman nous explique que la spéculation suffit à rétablir l'équilibre. En fait, les dernières crises boursières ont montré que les spéculateurs réagissent plutôt comme des moutons de Panurge. A partir du moment où les gens se disent : "Il y a un phénomène de baisse, donc je spécule moi aussi en ce sens", on entre dans le jeu des prophéties autoréalisatrices. Et puis, certaines spéculations sont déstabilisatrices par intention : quand Soros, parce qu'il sent le système monétaire européen fragile, se porte massivement contre lui, c'est bien lui qui crée le phénomène. Ce type de spéculation, comme celui des "hedge funds", me semble beaucoup plus grave.

TSC : La taxe Tobin vous semble-t-elle suffisante pour contrer ces jeux spéculatifs ?

R. P. : Cette taxe est avant tout une mesure emblématique, qui marque la volonté des Etats de remettre la main sur les régulations financières. Elle pourrait d'ailleurs, de mon point de vue, être adoptée de manière unilatérale par un pays ou un groupe de pays, puisqu'elle ne touche pas aux investissements, aux mouvements réels de l'économie : il n'y a pas de risque de fuite massive des capitaux. Cela dit, la taxe Tobin ne résout pas des problèmes comme le développement des fonds spéculatifs (les "hedge funds") ou les mouvements d'investissements précipités dans le Sud-Est asiatique. C'est une mesure partielle qui ne supprime pas la nécessité de mettre en place des institutions internationales régulatrices.

La première question est sans doute de savoir si l'espace international doit être l'espace libre-échangiste rêvé par Reagan et Thatcher, ou si ce ne serait pas plutôt un espace composé de grandes zones solidaires, de tailles à peu près comparables, qui seraient de vraies unités protégeant leurs frontières. On voit bien, au fil du temps, qu'il existe quatre zones de ce type dans le monde, quatre zones dont les échanges internes se développent beaucoup plus vite que les échanges extérieurs : l'Union européenne, l'Alena (Amérique du Nord et centrale), le Mercosur (Amérique latine) et l'ASEAN (Asie).

Enfin, je suis favorable à l'idée, développée par Riccardo Petrella, de créer une Organisation mondiale du développement social. Car il faut avoir en tête que tous les problèmes ne sont pas solubles sur le strict plan économique.

TSC : En dehors de cette taxe, quelles vous semblent les conditions indispensables pour changer de logique économique en restaurant la finalité humaine ?

R. P. : Le système de valeurs d'une société ne saurait se réduire au marché. Ce que je reproche aux penseurs libéraux, c'est de prétendre que le marché peut régler tous les problèmes, alors qu'il est fait pour assurer la satisfaction des besoins individuels solvables, un point c'est tout ! Remettre l'économie marchande à sa juste place suppose de restaurer le primat du politique et d'assurer le pluralisme et la démocratie.

Je ne nie pas que l'utilité personnelle puisse servir de base à une certaine logique économique, mais ce n'est qu'une logique parmi d'autres. Ainsi, il y a une logique de l'utilité collective, qui doit être prise en compte par le service public. De même, une large place doit être faite au tiers secteur de l'économie sociale et solidaire qui repose sur l'interdépendance et le resserrement du lien entre les personnes : ce sont des utilités que l'économie marchande ne sait pas évaluer. Une société comme la nôtre comporte différents niveaux d'utilité : plaider pour une économie plurielle, c'est reconnaître que chaque niveau est nécessaire et fondamental.

TSC : L'engagement en faveur du développement durable ne constitue-t-il pas un autre levier fondamental de ce renversement de logique ?

R. P. : A condition que ce concept ne soit pas dévoyé comme il l'est aujourdíhui par certains libéraux. Je fais partie de ceux qui, très tôt, ont plaidé en faveur du développement durable. Il s'agissait d'affirmer qu'une croissance économique qui ne se préoccupait pas de la reproduction de la ressource humaine et de la pérennité de la nature ne pouvait durer. Autrement dit, de reconnaître que les conditions de la reproduction économique se situent hors du champ économique proprement dit. Cela n'a donc rien à voir avec la version "minimale" de certains libéraux selon laquelle la reproduction du capital suffirait à assurer la reproduction économique.

Autre exemple d'une récupération perverse, le discours sur l'"internalisation des coûts externes". De quoi síagit-il ? De reconnaître que certains coûts économiques - liés à la pollution, notamment - ne sont pas assumés par ceux qui en sont responsables. Internaliser revient donc à faire payer ces coûts par les vrais responsables. Dans des cas très simples, face à des acteurs clairement identifiés, ce type de raisonnement fonctionne. Mais ce n'est plus le cas face à des pollutions plus globales ou à l'effet de serre. Lorsque l'on détruit un bien économique, ce n'est pas seulement sa valeur marchande que l'on détruit, mais aussi la fonction qu'il assurait dans son milieu environnant. Et la théorie libérale ne sait pas prendre en compte ce type d'effet.

La fonction de reproduction d'un milieu n'étant pas monétarisable, elle ne saurait se traduire en indicateurs nouveaux, aussi performants soient-ils. Face à un désastre comme celui de l'Erika, il ne suffit pas de faire payer Total, il faut surtout faire en sorte que des "poubelles flottantes" ne puissent plus se promener sur les mers. Le changement d'indicateurs n'est donc pas suffisant ; le recours à la réglementation et à la loi s'avère tout aussi indispensable.

TSC : Que pensez-vous de la proposition d'un revenu minimum universel ?

R. P. : C'est un sujet sur lequel je travaille depuis de nombreuses années. André Gorz, d'abord hostile à une telle proposition, adhère aujourd'hui à l'idée d'un revenu universel et sans contrepartie, à la condition, dont il nous a fait découvrir l'importance, qu'il soit "suffisant". Si les bénéficiaires n'ont pas de pouvoir d'achat décent, ils ne seront pas en position d'égalité pour négocier leur contrat de travail avec d'éventuels employeurs. On risquerait alors de revenir à une situation de plein emploi, mais avec des niveaux de vie abominablement bas...

Une fois les autres allocations supprimées, je constate qu'il manque environ 6 % du PIB pour financer ce revenu universel. Plutôt que d'augmenter les charges pesant sur les entreprises, on pourrait faire intervenir le facteur temps et l'augmentation progressive du PNB. En tout cas, cette idée d'un revenu universel me semble essentielle pour renverser la logique et montrer que l'homme constitue clairement la finalité de l'économie.

Propos recueillis par Philippe Merlant