Déculpabiliser les mères qui travaillent

Notre ami Jean Chesneaux a passé au Vietnam le mois de février, et son expérience prolonge celle de ses récents Carnets de Chine (La Quinzaine littéraire, mai 1999). À travers ses visites, ses contacts, sa lecture de la presse, il s'interroge sur la survie du lien social à l'heure où "le dollar est passé au poste de commandement".

La guerre américaine a pris fin depuis 1975, mais ses cicatrices restent très présentes : détresse des mendiants estropiés de Saïgon qui sautèrent jadis sur une mine, ingéniosité des plaques d'atterrissage des hélicos recyclées en clôtures de poulailler, béance sinistre des cratères creusés par les bombes, à deux pas des belles tours "chams" au sud de Danang (dont beaucoup s'écroulèrent). Mais le lien social alors si fortement soudé dans le feu et le sang a-t-il survécu ?

On s'interroge, après une visite à la pagode de Lamson, près de Bac-Ninh (à 30 kilomètres de Hanoï). Une foule incroyablement compacte, où se mêlent pauvres hères et gros négociants venus dans leur limousine de luxe, se presse frénétiquement pour déposer devant la déesse les plateaux votifs (bâtonnets d'encens, biscuits, motos miniatures de papier, fruits frais, faux billets de 100 dollars…) dont chaque dévot attend un pactole pour l'année qui vient de s'ouvrir. Religiosité primitive et grégaire, cupidité panique…

Le dollar est passé au poste de commandement. Il vaut 1 000 dong et un socialisme-à-sept-chiffres 1 a remplacé le socialisme des dongchi (camarades). L'ancien socialisme, répressif, spartiate et volontariste, s'est brusquement évanoui avec le mur de Berlin ; il n'a fallu aucun ordre du Comité central pour que passe à la trappe ce mot dongchi, aux connotations égalitaires sinon fusionnelles, quasi madréporiques. La nouvelle langue de bois qui fleurit chaque jour dans le Vietnam Daily News est plutôt celle des Chicago boys ! "Fiat brand presentation", "methanol offtake deal", "comprehensive development framework"… A chaque pas, l'étranger si vite identifié est agressivement harcelé par des camelots dollarophages des deux sexes.

On n'en apprécie que davantage les échanges humains simples et directs, les gestes vrais, la gentillesse discrète et prévenante si commune jadis et qui n'a pas disparu. En conseiller-compagnon, l'historien D. H. fut admirable de confiance et d'attentions. Une petite marchande à la sauvette, expliquant dans son mauvais anglais qu'elle ne pouvait payer ses études, fut si heureuse de recevoir un dictionnaire trouvé par chance chez un libraire voisin, et offert de bon cœur. Et quelle sérénité candide, dans les yeux des enfants de huit ans, six ans, quatre ans… partant vaillamment pour l'école de bon matin, impeccablement vêtus même quand ils sortaient d'une masure !

À Hanoï, me dit-on, les fils de famille (le gros business n'est jamais loin de la nomenklatura…) affectent de se laisser pousser les ongles. Le mépris ancestral des élites pour toute activité manuelle a refait surface.

Hué ne s'est remise ni de la téméraire et vaine "offensive du Têt" (1968), ni des pluies diluviennes de 1999 (jusqu'à 2 mètres d'eau). La ville interdite du Palais n'est plus qu'un terrain vague, et des bourrelets continus d'immondices rehaussent les berges de la rivière des Parfums. Du sampan pour touristes, on regarde ailleurs, on goûte la "musique de cour" lancinante des chanteuses accompagnées par la célèbre cithare-calebasse monocorde, aux sonorités quasi humaines. On arrive vite aux somptueux mausolées construits de leur vivant au XIXe siècle par les grands empereurs de la dynastie Nguyen ; Minh-Mang et Tu-Duc aimaient passer la saison chaude dans ces parcs, se préparant ainsi à s'y établir outre-tombe.

En ce dimanche, les visiteurs sont nombreux. Dans un Vietnam libéré (ou orphelin !) du marxisme, ballotté entre la frénésie du dollar et le renouveau des superstitions, les fastes dynastiques d'avant la colonisation semblent offrir un ancrage, un refuge…

Résolument prorusse, le Courrier du Vietnam explique que des petits groupes de Tchétchènes mal armés, réfugiés dans les montagnes, n'ont aucune chance face à une armée régulière lourdement équipée, et qui tient les plaines. Dans les années cinquante, les généraux français du Tonkin firent l'expérience inverse !

Greenpeace s'installe à Bangkok, annonce-t-on, et devra évaluer les fléaux écologiques qui s'abattent sur le Vietnam. Les masques de visage à la japonaise, filtrant l'air respiré, sont devenus courants. Les canaux des villes font figure d'égouts, dont les miasmes sont le lot quotidien des familles vivant en permanence dans des sampans-taudis, par milliers. Sous le socialisme militaire des années 60, chacun était tenu de balayer devant sa porte en fin de journée. Aujourd'hui, surtout en banlieue, on laisse les détritus s'entasser au hasard, si les centres-ville restent présentables.

Et surtout, le ballet brownien des petites motos et le tintamarre de leurs klaxons impérieux est une agression permanente pour les cyclistes pris dans l'air empuanté, pour les piétons frôlés avec insolence. C'est le règne du "moi-tout-seul, moi-tout-de-suite". Ces motos amnésiques ne savent plus rien de l'extraordinaire capacité d'agir-ensemble, qui naguère permit aux célèbres "vélos de Dien Bien Phu" d'acheminer en pleine jungle, sur des centaines de kilomètres, le matériel devant lequel devait succomber le camp retranché, tenu pour inexpugnable.

Le Vietnam rural reste une immense rizière. Les buffles sont à leur poste, les femmes nettoient ou repiquent, fidèles au chapeau conique si pratique, à la fois pare-soleil et protège-pluie. Le maillage des diguettes et des rigoles épouse gracieusement le moindre mouvement de terrain. De toutes nuances, le même vert luxuriant et joyeux s'étend à perte de vue.

Mais ce paysage culturé, plus encore que cultivé, n'a rien d'un chromo anachronique. Les contraintes routinières de la production collectivisée ont disparu depuis quelque quinze ans. Intelligemment assisté par des experts de la FAO, le Vietnam est devenu le second exportateur mondial de riz, après la Thaïlande et devant les États-Unis.

1. Dans sa vie quotidienne, le voyageur arrive vite à compter en millions de dong.