Internet, numérique et démocratie

Philppe Merlant

Au cœur de la mutation informationnelle que nous vivons, les nouvelles technologies de la communication, notamment l'Internet, jouent un rôle central qui dépasse, et de loin, la simple fonction d'"outil". Ce sont les mêmes outils, pourtant, qui contribuent à automatiser les transactions spéculatives ou qui servent à mobiliser l'opinion publique face à la réunion de l'OMC à Seattle. Ce sont aussi les mêmes qui servent de base à la construction d'empires post-industriels tel AOL-Time Warner ou qui autorisent le fonctionnement en réseau d'une nébuleuse de nouveaux mouvements civiques et sociaux. Et ce sont encore les mêmes qui se prêtent à l'émergence d'une économie qui n'a de "nouvelle" que le nom que la Bourse veut bien lui donner (tant elle repose sur le diktat du profit à court terme et les anticipations spéculatives) ou qui légitiment la mise en place d'une logique du don, de la gratuité et du "bien public de l'information".

Cet éclairage de Transversales Science Culture s'interroge donc sur les usages démocratiques et citoyens de ces nouvelles technologies de l'information et de la communication, dont l'Internet, objet de toutes les convoitises, ne constitue que la partie émergée de l'iceberg. Usages démocratiques et citoyens qui peuvent, au moins, se décliner autour de trois enjeux majeurs :

- comment mettre ces nouveaux moyens de communication au service de causes et de combats eux-mêmes axés vers la démocratie et la citoyenneté (c'est le cas, par exemple, de l'utilisation d'Internet par Attac ou des pétitions "en ligne" proposées par les organisations de défense des droits de l'homme) ?

- comment contrecarrer la tendance de ces outils, lorsqu'ils sont utilisés au profit du seul capitalisme informationnel, à générer davantage d'exclusions et d'inégalités (c'est tout le thème de l'appropriation citoyenne des NTIC) ?

- comment lutter pour la mise en place des indispensables régulations sans lesquelles Internet et les techniques de numérisation peuvent représenter un danger considérable pour l'homme et la société (c'est l'enjeu des nouvelles régulations et de l'infoéthique) ?

Pour situer le contexte général, Patrick Viveret nous explique pourquoi le capitalisme informationnel, qui paraissait triomphant et inattaquable voilà quelques années, est soudainement confronté à l'émergence d'une "société civique planétaire" qui le remet en cause avec quelques succès : ce qui a fait la force de ce capitalisme tant que sa contestation était repliée sur des stratégies défensives se transforme rapidement en "zones de fragilité", pour peu que les nouveaux acteurs civiques et sociaux sachent faire la part belle au désir et à l'imaginaire. En contrepoint, l'exemple d'Attac nous montre comment, concrètement, ces nouveaux acteurs peuvent utiliser les outils électroniques pour fonctionner en réseau.

De tels usages démocratiques et citoyens des NTIC ne sont cependant envisageables que si cet univers foisonnant est un tant soit peu régulé. Ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui. Joël de Rosnay s'inquiète des risques de dérive, de manipulation et d'atteinte à l'intégrité de la personne que renferme le développement des techniques de numérisation. Il appelle à la mise en place d'une "éthique de l'information", basée sur une corégulation démocratique et citoyenne, pour déjouer ces périls et tirer ainsi le meilleur parti possible du potentiel considérable de ces technologies.

Philippe Quéau souligne également le caractère d'urgence de telles régulations. Après avoir montré que l'actuelle mondialisation, soumise aux seules forces du marché, aboutit, de fait, à creuser l'écart entre "info-riches" et "info-pauvres", il plaide pour la reconnaissance d'un domaine public de l'information, constitué par le fonds commun de savoirs et de connaissances qui appartiennent de manière indivise à l'humanité tout entière.

Dans la même logique, Jérôme Gleizes nous introduit dans l'univers des "logiciels libres", ces applications livrées avec leur code source, ce qui permet aux utilisateurs de les copier ou même les modifier à leur gré. A l'inverse des solutions propriétaires — qui contribuent à bâtir des situations de quasi-monopole à la Microsoft —, ces logiciels libres se présentent eux-mêmes comme un bien public universel, appropriable par tous, et font de la coopération la base d'un nouveau système productif. Signe des temps : on chuchote, dans les milieux bien informés de la high tech américaine, que Microsoft, fragilisé par le succès grandissant de ses concurrents "libres", s'intéresse de plus en plus à Linux. Le retour de David face à Goliath ? n

P. M.