Une "clause de conscience" pour les scientifiques

Frédéric P. PIGUET
Géographe-moraliste

Prolongeant la réflexion de notre dernier numéro sur les rapports entre science et société, Frédéric P. Piguet s'interroge ici sur la manière de garantir l'autonomie de l'expertise scientifique face aux enjeux économiques et financiers. Pour pouvoir critiquer librement les recherches effectuées dans leur laboratoire, les scientifiques devraient, selon lui, bénéficier d'une "clause de conscience" les protégeant juridiquement de leur employeur. C'est dans le domaine du développement durable qu'une telle disposition serait particulièrement bénéfique.

Les scientifiques disposent d’un pouvoir potentiel dont ils n’ont pas idée. Avant de préciser comment le valoriser et dans quels buts, il convient de prévenir toute confusion sur sa nature. Lorsqu’un groupe de scientifiques défend les manipulations génétiques et attaque un projet de loi qui restreint son champ d’action, c’est bien à un pouvoir qu’il recourt. Dans ce cas, ce pouvoir ne doit pas être renforcé, puisque ces scientifiques ne sont ni en infraction ni en conflit avec leurs mandants. La protection des scientifiques dont il est question dans cet article a un autre objectif que celui de la défense corporatiste.

En Suisse, un scientifique qui parle librement des dérives qu'il constate dans les recherches menées par son laboratoire risque les foudres du code pénal. Il est accusé de violer le secret commercial. La remise en cause de la moralité des recherches entreprises ou l’usage de données non conformes avec la réalité ne peuvent donc être dénoncées par les personnes les mieux placées pour le faire. C’est la raison pour laquelle il conviendrait que tout scientifique puisse invoquer une clause de conscience qui le protégerait juridiquement de son employeur. L’intérêt d’une telle clause sera illustré ici dans la perspective de la durabilité écologique.

Une des clés essentielles du développement durable est l'avènement d'une expertise scientifique sur les flux de matière et d'énergie engendrés par le cycle de vie d’un produit. Cette mesure est adaptée à l'évaluation des impacts sur l'environnement, à l’administration du principe de précaution en faveur des générations futures, ainsi qu’à une discipline appelée “écologie industrielle”. Celle-ci vise à fermer les cycles de matière et à limiter au maximum les déperditions d'énergie en créant des “biocénoses industrielles” qui associent des entreprises comme une forêt associe des arbres, des animaux, des champignons et des organismes décomposeurs : les déchets des uns deviennent les ressources des autres. Ainsi, la réunion sur un même site d’une unité de production de sucre de canne avec une papeterie et une centrale thermique optimise le bouclage des flux de matière et d’énergie1. Il faut encore préciser que l’étude du métabolisme industriel revalorise le pôle des sciences de l’observation face à celui des sciences de la manipulation, plus directement générateur de la croissance économique.

La situation actuelle de la sphère de production s’apparente — malgré quelques améliorations marginales — à une économie de prédation (prédation sur les ressources et les lieux de rejet des déchets). Dans cette économie, les flux de matière et d’énergie, loin d’être bouclés, sont linéaires. Le recyclage est donc l’exception et l’argent règne en maître absolu. Il convient de s’interroger sur les perspectives d’évolution de la situation en termes de pouvoir. Un changement dans les rapports de force est-il nécessaire à la durabilité ? La réussite de l’écologie industrielle n’implique-t-elle pas l’affirmation de l’expertise scientifique face au pouvoir de l’argent ?

D’abord, pour qu’il y ait durabilité, il faut que l’amélioration de l’efficience environnementale des techniques soit plus rapide que la croissance économique, ce qui constitue déjà une modification de la distribution du pouvoir. Aucune durabilité n’est envisageable dans le cas contraire, puisque l’épuisement des ressources et l’augmentation des pollutions se poursuivraient. Ensuite, le pouvoir de l’argent est fondé sur une abstraction symbolisée par le modèle historique de la rémunération de l’épargne. Il se nourrit de la croissance exponentielle du volume de production de biens et services exprimé en monnaie, et, à ce titre, implique la domination d’une abstraction pure, inorganique et pour finir tueuse. Ceci dit, l’avènement du pouvoir de l’expertise scientifique effraie également : quelle garantie y a-t-il qu’il devienne meilleur que celui de l’argent ?

Pour qu’il y ait science, au sens strict et expérimental du terme, il faut que l’expérience soit reproductible. Cela suppose que ses paramètres soient publiés. La science, comme la démocratie, est faite de procédures et de transparence. En revanche, le pouvoir de l’argent s’exerce sur un marché qui fonctionne sur le mode du désir et qui est séducteur. Or, séduire vient de seducere, soit “séparer”, “tirer à part”. La séduction est une activité heureuse pour l’union d’un couple, elle est problématique quand elle contribue à l’atomisation de la société.

Comme l’argent, qui a su ménager les mouvements de revendication sociale (son nécessaire contre-pouvoir), l’expertise scientifique ne peut s’affirmer que si elle dialogue avec ceux qui veulent prévenir ses excès. Actuellement, pour évaluer démocratiquement les produits de la science, les “conférences de consensus” fonctionnent bien et ne demandent qu’à être généralisées. Leur principe est inspiré par le jugement d’assises, à la base de l’administration de la justice par les États démocratiques. Ceci représente déjà une bonne assurance contre les abus de pouvoir des experts. D’autres procédures à inventer peuvent éviter que l’expertise ne devienne nuisible à la démocratie et rappeler à tout “savant fou” le respect du principe écologique de précaution ou le devoir de transparence dans la publication des résultats.

Il est donc profitable de faire bénéficier les scientifiques d’une clause de conscience les protégeant pour leur permettre de critiquer l’orientation des recherches qui leur sont confiées en tant que salariés. Il est important que les scientifiques puissent combattre l’accaparement des résultats des recherches par le pouvoir de l’argent qui empêche leur publication pour des raisons de secret commercial ou pour éviter d’assumer les effets secondaires de leurs productions. Dans son essence, l’expertise scientifique est un pouvoir de la transparence, ce qui sert la comptabilité écologique et le respect de la vie.

La clause de conscience, en permettant aux chercheurs de s’élever contre leur employeur, est à comprendre comme une étape vers le nécessaire avènement du pouvoir de l’expertise scientifique. Enfin, loin de renforcer les abus corporatistes de scientifiques aujourd’hui encore vassaux du pouvoir de l’argent, elle doit leur permettre de s’humaniser au contact d’un questionnement moral sur la finalité de leurs recherches.

1. Suren Erkman, Vers une écologie industrielle, 1998.