Demain, quelles régulations?

Nous évoquions dans le précédent numéro de Transversales trois défis majeurs auxquels l’humanité était désormais confrontée :
  • le défi écologique (qu’allons-nous faire de notre planète ?) ;
  • le défi anthropologique (qu’allons-nous faire de notre espèce ?) ;
  • le défi sociétal et personnel (qu’allons-nous faire de notre vie ?).

    Les dernières semaines ont montré l’importance croissante du premier de ces enjeux. La pollution massive des côtes françaises par le pétrole de notre principale multinationale est hautement symbolique des effets néfastes du modèle de développement productiviste. Quant à la tempête, qualifiée d’historique, on se doute qu’elle n’est pas sans rapport avec le réchauffement climatique qui est lui-même, sinon produit, en tout cas aggravé, par le dégagement de gaz carbonique qu’alimentent notre surconsommation énergétique et le règne de l’automobile. Il est donc de plus en plus irresponsable de poursuivre la forme sauvage de mondialisation que vingt ans de dérégulation au service du capitalisme informationnel et financier ont imposée. Le problème de la régulation mondiale est posé spectaculairement par le défi écologique. La gestion de notre biosphère est devenue vitale pour l’avenir de la génération présente et plus encore des générations futures.

    Il est probable que les historiens observeront la période de dérégulation massive de ces vingt dernières années comme une parenthèse historique. La révolution conservatrice anglosaxonne dont la forme politique, exprimée fortement par le thatchérisme et le reaganisme, fut poursuivie sous des formes adoucies par Tony Blair et Bill Clinton, est aujourd’hui confrontée à des contradictions dont elle n’a pas la solution. Son originalité, qui fut d’abord intellectuelle et culturelle, fut d’anticiper la mondialisation, le bouleversement des technologies informationnelles et le déficit anthropologique de l’État-providence. Qu’on relise Hayek pour comprendre à quel point la bataille néo-conservatrice a d’abord été menée et gagnée sur le plan intellectuel et culturel avant de l’être sur le plan politique. Face à des courants sociaux-démocrates qui demeuraient figés dans une vision purement nationale, industrialiste et assistantielle, ce sont ainsi les conservateurs radicaux qui firent preuve d’une réelle capacité prospective. Ils jouèrent la carte mondiale pour déstabiliser les États nationaux, celle du capitalisme informationnel et financier pour sortir de l’ère industrielle et imposer la dérégulation, celle du puritanisme et du retour aux valeurs traditionnelles pour compenser la perte de repères et de racines induite par le double mouvement de mondialisation et de dématérialisation.

    Les racines d’un tel mouvement, contrairement à l’idée reçue à gauche et à l’extrême gauche, furent bien loin d’être libérales. Elles furent même clairement antilibérales par rapport aux acquis du libéralisme culturel des années soixante (affirmation du droit des femmes, libéralisation sexuelle, régression des valeurs d’ordre) puisqu’elles inscrivirent le retour à l’ordre moral comme un objectif majeur. Elles le furent aussi sur le plan politique où elles imposèrent des politiques répressives sur le plan intérieur et optèrent pour la limitation de l’immigration aux frontières du monde riche. Quant au prétendu libéralisme économique lui-même, il n’a joué que pour autant qu’il servait les intérêts du monde blanc développé, et plus précisément de sa fraction anglo-saxonne. Ce n’est d’ailleurs pas à la victoire de l’économie de marché et du droit de la concurrence que nous avons assisté ces dernières années, mais au retour en force d’un cycle proprement capitaliste (cette fois financier et informationnel plus qu’industriel) avec son cortège de concentrations et de constitutions de trusts, de cartels, voire de quasi-monopoles à l’échelle mondiale. La récente fusion d’America on Line (AOL) et de Time Warner, qui rassemble, sous l’égide du premier, un géant de la communication sur Internet et le géant de la communication médiatique classique en constitue une nouvelle manifestation saisissante.

    Mais la révolution conservatrice est désormais confrontée d’un côté à des questions qu’elle ne sait pas traiter, de l’autre à des forces nouvelles qui émergent précisément au point d’articulation de l’espace planétaire et de la mutation informationnelle.

    Les questions qu’elle ne sait pas traiter portent sur le couple mondialisation/régulation et, au-delà, sur le problème d’une gouvernance démocratique mondiale. Si, dans une première période, la mondialisation a été une arme de déstabilisation des régulations construites au niveau des États-nations, vient désormais le temps où cette même mondialisation appelle nécessairement de grandes régulations mondiales, sauf à buter sur des catastrophes écologiques, humanitaires et sans doute financières majeures. Même si l’enjeu est encore peu perçu tant la dominante dérégulatrice paraît être la norme, la grande question à venir portera davantage sur le choix du type de régulation mondiale que sur sa nécessité. Le risque est en effet réel que se construise ce que nous avions appelé dans Transversales “une gouvernance non démocratique” de la planète. Au nom des urgences, et au premier rang des urgences écologiques et sanitaires, des pressions formidables s’exerceront, au mieux en faveur d’un “despotisme éclairé planétaire”, au pire pour l’instauration de nouvelles formes autoritaires. Il est donc essentiel de ne pas se tromper de cible en laissant croire que le seul problème serait d’opposer l’exigence de régulation au libéralisme. La régulation, fût-elle mondiale, n’est acceptable que si elle organise un maillage d’autorégulations et s’inscrit dans des logiques de subsidiarité, de décentralisation et d’auto-organisation. Sinon, elle aura vite fait de basculer du côté de pentes bureaucratiques et autoritaires.

    Quant aux forces nouvelles qui sont apparues sur la scène mondiale, on a vu spectaculairement à Seattle que le long travail entrepris depuis le sommet de Rio par les organisations non gouvernementales est en train d’arriver à maturité. Déjà, lors de précédents sommets mondiaux, on avait vu la rencontre des ONG devenir le lieu d’initiative principal sur les questions en débat : la question sociale à Copenhague, celle du droit des femmes à Pékin, celle de la ville à Istanbul. Il y a quelques mois, ce sont des initiatives civiques qui ont fait connaître la préparation d’un accord secret sur l’AMI (accord multilatéral d’investissement) négocié au sein de l’OCDE, et ont conduit à stopper ce processus. Plus récemment encore, c’est une campagne civique qui avait obligé Monsanto, la multinationale de pointe dans le domaine des biotechnologies, à retirer du marché sa semence dite “Terminator”. Ce n’est donc pas seulement une société “civile” planétaire qui est en train d’émerger, mais une société “civique” c’est-à-dire capable de poser le problème de la citoyenneté et de la démocratie mondiale et de la transformation des institutions politiques traditionnelles.

    Il n’est pas sans importance non plus que le premier acteur collectif à émerger sur la scène de la démocratie mondiale soit celui de réseaux civiques et sociaux utilisant pleinement les nouvelles technologies de communication issues de la mutation informationnelle. Mais là où la révolution conservatrice jouait sur le triptyque modernité technologique, dérégulation économique et retour aux valeurs d’ordre, il s’agit désormais de placer cette même modernité technologique au service de la construction d’un lien social et politique renouvelé, d’une économie plurielle régulée et de l’invention d’un nouvel art de vivre.

    Un art de vivre qui fait pendant à “la fatigue d’humanité” que révèlent nombre d’écrits à la mode dans les cercles dirigeants du monde développé, à commencer par ceux de Fukuyama qui, après avoir prédit “la fin de l’histoire”, annonce désormais l’ouverture d’une histoire “post-humaine”. C’est ici que nous retrouvons, redoublant l’enjeu du devenir de la planète, celui du devenir de notre espèce. Nous y consacrons l’éclairage de ce numéro en nous interrogeant sur les conditions d’un renouveau de l’humanisme face à ce défi considérable.

    P. V.