Nos leçons d'humanité

Anne Brigitte Kern
Ecrivain

Malgré l'altruisme dont il témoigne, l'humanitarisme ne constitue qu'un "service minimum d'humanité". Pour trouver les véritables "pensées humaines" dont nous avons tant besoin, Anne Brigitte Kern nous invite à puiser dans de nouvelles sources : c'est d'abord dans l'art et la poésie que se trouvent les "généralistes" capables de défricher un nouvel humanisme.

L’humanitarisme est aujourd’hui à la fois la seule manifestation, la réalisation et la limite de l’humanisme moderne. L’humanitarisme draine et objective ce qu’il peut surgir ou subsister d’altruisme dans la tête des gens individualisés, autocentrés, contentés de nos sociétés nanties. L’humanitarisme associe philanthropie et charité à un sentiment plus confus de responsabilité collective dans le malheur des autres. Il accompagne, réprouve et compense les effets de l’irresponsabilité et du cynisme des décisions et des pratiques des divers pouvoirs qui organisent et désorganisent la survie des hommes et de leur environnement. L’humanitarisme révèle que l’humanisme moderne est dépassé en tant qu’invention du XIXe siècle contemporaine de l’industrialisation européenne et de l’instauration du salariat. L’humanisme moderne ne peut être un projet pour le futur.

C’est déjà ce que pensaient Victor Hugo, Balzac, Marx. Ils voyaient l’écart entre les droits d’un homme abstrait, dénommé citoyen d’une société de liberté, d’égalité et de fraternité de principe issue de l’idéal généreux des Lumières, et la réalité du corps social. Ils observaient et comprenaient sous l’universel la division en classes, en riches et pauvres, en dominants et dominés, et dans l’individu même les contradictions de la condition humaine. Mais ils croyaient au progrès par la science et les sciences. Victorieuses des petitesses, des obscurités et des superstitions, celles-ci allaient changer les esprits et le monde. D’un troupeau de naïfs, d’ignorants et d’égoïstes faciles à borner et suborner, elles allaient faire un peuple, un prolétariat, une société éclairée d’hommes rationnels autant qu’humains.

De nos jours, cette croyance est très ébranlée et c’est un monde malade dont les sciences dites humaines et la littérature tirent, de détail en détail, le portrait. Ceux qui ne renoncent pas à l’avenir trouvent dans l’humanitarisme un mode d’expression et de protestation qui leur semble actuel, un service minimum d’humanité. Comme l’énoncent les Médecins du Monde qui se sentent souvent un peu seuls : “Nous luttons contre toutes les maladies. Même l’injustice”.

Au-delà de l’exercice — si exemplaire soit-il — du dévouement et de la compassion, notre monde malade, et nous qui ne nous portons pas bien, avons besoin d’une médecine plus préventive. Nous avons besoin de pensées de l’humanité, de pensées humaines comme l’on a besoin de pain et de vin. En apparence, vivres tellement plus rares ! C’est que nous ne cherchons pas toujours où nous pouvons trouver nos leçons d’humanité.

Par habitude d’études ou paresse d’esprit, nous avons tendance à consulter les spécialistes — sociologues, psychologues, ethnologues, etc. —, à nous fier aux statistiques et à l’opinion, à multiplier les analyses et les contre-analyses, les bilans et les prévisions, toutes utilités qui ne nous apprennent pas grand-chose quand elles ne nous donnent pas une vision réductrice des réalités qu’elles auraient examinées.

Pour l’humanité, il faut des généralistes qui regardent les hommes, le dedans des hommes et leur entour, qui entendent, imaginent, qui rêvent les hommes. Ces généralistes n’ont pas de diplômes. Ils œuvrent. Poètes, philosophes, romanciers, scénaristes, mais aussi peintres, sculpteurs, dessinateurs, musiciens, danseurs, comédiens, ils nous présentent et représentent l’humanité dans son unité et sa multiplicité comme une création continue des hommes. Ils naquirent des mondes anciens, ils se lèvent à notre Occident ou aux orients, et annoncent des constellations improbables. Ils vivent leur présent, nos passés et le devenir quel que soit l’espace de leur vie. Ce qui fait dire parfois à leurs rencontres, à la rencontre de leurs œuvres, qu’ils sont universels. Ce qui veut dire qu’à leurs rencontres nous nous connaissons et nous nous reconnaissons.

Sinon, au-delà des modes et injonctions culturelles, au-delà de la marchandisation de l’art et de l’émancipation touristique, au-delà du divertissement, pourquoi voyagerions-nous hors de notre chambre ?

Cette curiosité d’aller voir ailleurs comment nous sommes est la plus belle qualité humaine, la plus utile à notre hominisation.

Les poètes les plus grands la sollicitent :

René Char : Homme de la pluie et enfant du beau temps, vos mains de défaite et de progrès me sont également nécessaires (« Seuls demeurent »).

Arseni Tarkovski : Surtout il ne faut pas qu’à fond je me dévoile/Ni que je répande ce qu’a chanté l’oiseau/Le babil de l’aube et le clin de l’étoile,/L’acide de la pomme et l’étincelle de l’eau./Pour la survie, je vais mettre de côté un beau globule plein de sang, de charme et de lumière/Et s’il n’y a pas de retour en arrière/Que je m’y enroule et n’en sorte plus/Et hop ! dans l’aorte du premier venu (« Le messager »).

Et Ossip Mandelstam : Mais c’est l’échine brisée, mon beau et pitoyable siècle/Qu’avec un sourire insensé, faible et cruel/Tu reviens sur les pas du fauve habile que tu fus autrefois/O, vie d’argile ! O siècle qui se consume !/Seul, j’en ai peur, te comprendra/Celui dont le sourire impuissant est d’un homme/Qui s’est déjà perdu . (« Le siècle »)

Tels des explorateurs de la forêt d’émeraude, les artistes nous découvrent et ils nous offrent leurs découvertes.