Dès lors que "la révolution du vivant" rend possible à terme une mutation volontaire de l'espèce humaine, la question de ce que certains auteurs n'hésitent pas à appeler "la post-humanité" va devenir un enjeu éthique, politique et scientifique considérable. L'humanisme est ainsi confronté à un redoutable défi. S'il se contente d'adopter une attitude purement défensive, il ne résistera pas longtemps aux pressions conjuguées de la technoscience et du marché.

C'est dans une perspective dynamique qu'il faut inscrire le renouveau d'un humanisme qui se doit de corriger les faiblesses intrinsèques de celui qui a marqué, depuis le siècle des Lumières, notre modernité. Sous des angles différents, Roger Lesgards, Jean Chesneaux, Anne Brigitte Kern et Gérard Huber s'y emploient dans cet éclairage. Et dans un débat qui illustre précisément ce que nous entendons par la construction de "désaccords féconds", au-delà des malentendus et des procès d'intention, Henri Atlan et Monette Vacquin exposent leurs points de vue sur les enjeux éthiques, psychiques et scientifiques qui structurent cette discussion sur le devenir du genre humain.

Laïcité, spiritualité, humanisme

Roger LESGARDS
Présidente de la Ligue de l'enseignement

Dans le prolongement du travail effectué ces dernières années par la Ligue de l'enseignement sur la notion de laïcité, Roger Lesgards propose ici de réfléchir à ce que peut avoir de fécond, pour le siècle à venir, l'articulation entre laïcité, spiritualité et humanisme, en prenant pour visée le renouvellement de ce dernier.

Le texte qui suit n'est pas le reflet d'une pensée aboutie, mais un appel à la réflexion. Il est fait pour être débattu par tous ceux qui voudront bien s'en saisir.

L’humanisme peut bien entendu, dans un monde “culturellement polycentré”, toujours jaillir et rejaillir de diverses sources, qu’elles soient religieuses ou philosophiques. Une réflexion sur les concepts de laïcité et de spiritualité est nécessaire pour envisager les voies d’un renouvellement de l’humanisme.

Il y a fort longtemps en effet que ces trois compères se coudoient et se chamaillent. Mais savons-nous bien quelle est aujourd’hui l’identité de chacun d’eux et particulièrement du troisième ? Trop souvent nos discours se satisfont de vagues formules telles que “il faut replacer l'homme au centre du système”… “défendons les valeurs qui sont les nôtres…”. De tels slogans sont de plus en plus vides de sens. Une réflexion approfondie est nécessaire. Et cela d'autant plus que de différents côtés les attaques se développent. Il y eut d'abord celles provenant de l'histoire même du XXe siècle qui, dans les tranchées, dans les camps, dans les massacres et la torture, s'est jouée de l'humanisme et lui a fait plier genou. Il y eut celles des doctrines émancipatrices qui se retournèrent contre elles-mêmes. Il y a aujourd'hui des tentatives plus ou moins philosophiques qui s’établissent, soit à partir d'un nouveau scientisme (en particulier autour de la biologie moléculaire et de la génétique), soit à partir de croyances naïves exploitées par des intégrismes renouvelés, des organisations sectaires et des charlatans… soit même à partir de l'idée, remise au goût du jour, selon laquelle le sens ne pourrait venir que des religions du Livre.

Il nous faut réagir. Le présent article a pour objet de fournir, dans cette perspective, quelques questionnements et repères. Et d’abord pour ce qui est de la laïcité.

La laïcité

Le propos n'est pas, ici, d'en reprendre longuement l’analyse, notamment dans ses dimensions essentielles qui sont celles de l'histoire et du droit français. On se bornera à souligner quatre de ses traits dans la mesure où ils permettent précisément de déboucher sur les concepts de spiritualité et d'humanisme.

• En premier lieu, la laïcité doit être entendue ici comme un concept fondateur pour toute société qui entend s'établir et se développer sans référence à une transcendance venue d'en haut, à une parole révélée. Partir d'une telle définition, c'est d'emblée reconnaître :

- qu'il peut y avoir, pour l'humanité en train de se faire, une autonomie de ce que l'on pourrait appeler un “ordre de l'esprit” séparable de “l'ordre divin”, de celui de la grâce ;

- que cet ordre autonome de l'esprit est celui de la raison (r minuscule), c'est-à-dire de quelque chose qui est à l'œuvre dans l'homme et qui lui permet, en opérant un travail permanent sur les certitudes, les pulsions et les superstitions, de dégager un ordre intelligible et de construire une “cité raisonnable” sans référence à un ordre venu d'ailleurs ;

- que l’on postule l'homme comme sujet libre et responsable, capable de penser par lui-même, de contenir ses passions et de tendre vers l'universel… et comme devant ainsi bénéficier sans réserve d'une liberté de conscience et d'une possibilité d'émancipation.

• Deuxième trait : pour nous Français, cette laïcité fondatrice prend forme dans la Nation par le truchement de l'homme devenu citoyen. Ainsi apparaît le lien fondamental qui l'unit à la République. Et cela, peut-on dire, à deux niveaux : celui de la République en tant que système de gouvernement démocratique donnant la parole au peuple souverain, à une communauté d'esprits libres et responsables, c'est-à-dire à des citoyens ; mais aussi celui de la République en tant que projet ouvrant sur l’universel, autour des notions de bien commun, de liberté et de justice.

• Troisième trait : la laïcité n'est pas et ne peut pas être un concept figé, une idée fixe. Il n'y a de laïcité vivante que si elle accepte d'être de son temps et son propre objet de recherche. Nos sociétés évoluent sans cesse, et pas simplement par le fait des bouleversements qu'entraîne l'emprise de la technoscience et du capitalisme financier, mais aussi parce que le sentiment religieux connaît de profondes transformations, que de nouveaux cultes apparaissent et que nous assistons, sur un même territoire politique, à une diversification des identités culturelles, des opinions et des références morales.

Ces trois évolutions supposent que, plus que jamais, se dégage une référence commune qui permette le “vivre ensemble” et l'émergence de valeurs partagées. Ce ne peut être que la laïcité à partir de laquelle, bien au-delà de sa fonction de neutralité bienveillante, se construit “du sens”.

• Enfin dernière caractéristique : une laïcité exigeante telle qu'ici envisagée est aussi une ascèse ; non pas au sens d'une mortification mais d'un travail sur soi, d'un exercice rigoureux pour chacun et chacune de ceux qui s'y réfèrent. Il y a une dimension intérieure de la laïcité (comme le dit Claude Nicolet). Etre laïque, c'est savoir allier des convictions personnelles vigoureuses dont les fondements doivent être robustes, vivants, toujours éclairés et une capacité réelle d'écoute, de compréhension de l'autre, de tolérance qui consiste non pas à s'abstenir d'interdire mais (comme le dit Paul Ricœur) qui réside dans « l'expression claire et l'acceptation de désaccords irréductibles et raisonnables ».

La spiritualité

Ainsi prend forme une conception selon laquelle l’homme peut prétendre au statut de sujet politique et juridique capable d'exercer sa raison et son imaginaire créateur, se situant ainsi dans un ordre de l'esprit séparable de l'ordre divin, aux fins de transformer sans cesse une humanité qu'il fabrique lui-même et qui peut tendre vers plus de justice, de liberté et de fraternité sans qu'il soit nécessaire de recourir à une parole révélée, à un “sacré” venu d'ailleurs.

Cette conception peut certainement constituer un socle à partir duquel il est possible de produire du sens. Et l’on peut alors parler d'une “spiritualité laïque”, à la condition de désigner par ce mot ce qui relève de la pensée, de la capacité de discernement et d'imagination des hommes, et de la délivrer de toute connotation religieuse. Pour un esprit profondément laïque, la question est celle de savoir où se trouvent aujourd'hui hors Dieu, hors Nature, hors de tout Sacré, hors de toute intermédiation naturelle et surnaturelle, les éléments fondateurs d'un tel sens.

De quels côtés devons-nous regarder ? Est-ce du côté de la science et de sa complice la technique ? Du côté de la création artistique, de la philosophie, de la poésie, de la “culture”, du côté du “terrain”, de la vie simple et discrète, des pratiques sociales, des recherches concrètes de nouvelles solidarités ?… Sans doute, mais il nous faudra savoir que nous ne sommes plus au temps du positivisme et que la science (techno-science) ne se situe pas sur le même registre que la politique et la morale auxquelles elle ne peut apporter ni modèle, ni preuve. Il nous faudra savoir que la philosophie contemporaine refuse de laisser croire à toute forme de promesse, que la poésie semble avoir renoncé à changer la vie et que l'art, dégagé de toute commande religieuse ou sociale, se fait modeste et non signifiant. Il nous faudra savoir que le “terrain”, là où s'expérimentent les choses, se méfie des constructions théoriques totalisantes.

Serions-nous pour autant “revenus” de tout cela ? Devrions-nous renoncer à toute quête de sens dans ces différentes voies ? Certainement pas. Il apparaît bien plutôt que nous devons tenter de redéfinir de nouveaux rapports avec “des sciences” qui reprendraient une démarche ouverte de connaissance partagée, conscientes de leurs limites et de leur histoire ; de nouveaux rapports avec la recherche de vérités et de progrès sans majuscule, de nouveaux rapports avec l'art en tant que “force prophétique d'éveil” (Kandinsky) ; de nouveaux rapports avec l'Autre, “mon semblable, mon frère”. Ainsi pourrons-nous prétendre déboucher sur quelque chose comme une perspective humaniste renouvelée.

L’humanisme

Il y aurait de toute évidence grande illusion à prétendre définir (en quelques phrases) un mot chargé jusqu'à la gueule et qui risque de nous exploser au visage dès qu'on tente d'en rallumer la mèche. Peut-être devrions-nous, pour nous en tirer, lui trouver des remplaçants qui nous exemptent d'être catalogués comme “aimant naïvement les hommes”, “voulant les sauver” ou “les changer avec ou contre leur gré”. Peut-être pouvons-nous cependant tenter de garder en tête une sorte de conception minimale à partir de laquelle pourrait à nouveau se développer la réflexion : quelque chose comme “une spiritualité laïque pour une humanité en quête d'elle-même, en création permanente par ses seules forces et particulièrement par celles de l'esprit humain, en quête de son ordre propre, de sa capacité à se tenir pour seule fin et pour seule voie tout en sachant qu'elle ne peut être son propre modèle”.

De nombreux écueils sont à éviter. C’est ainsi que notre démarche ne peut plus être celle de la recherche d'un homme abstrait, d'une essence, d'un universel de la nature humaine valable en tous temps et en tous lieux… “je cherche l'homme” nous ramènerait promptement à Diogène. Sans doute cela ne nous exonère-t-il pas pour autant d'une réflexion nouvelle autour de la “condition humaine”, en particulier sous l'éclairage brûlant de la biologie, de la génétique et des sciences cognitives.

Une autre voie semble aujourd'hui définitivement barrée ; celle qui conduirait à prétendre créer un “homme nouveau”. Nous avons déjà donné ! Il serait fou de vouloir faire dépendre la construction d'une humanité meilleure de la transformation préalable de l'homme. Nous savons désormais que le spectre de la barbarie est très vite en vue sur ce chemin radieux. L'histoire ici suffit comme mode de preuve. L'homme refabriqué est un monstre.

Reste quoi ? L'homme tel qu'il est, celui qui a fait Hiroshima, Auschwitz, le Rwanda… celui qui est un loup pour l'homme… Mais qui est aussi capable de comprendre, de partager, d'aimer, de se rebeller contre la tyrannie et l'injustice, de s'ouvrir à l'Autre qui est une part de soi. Et la question devient alors : comment libérer l'homme de l'homme sans le perdre et sans recourir à une intermédiation divine ? Comment mettre fin à l'exploitation de l'homme par l'homme sans prétendre en façonner de toutes pièces un nouveau spécimen? Comment prendre pour l'homme un point de vue extérieur à l'homme mais qui ne soit pas le lieu d'une transcendance venue d'en haut ? Comment parvenir à un “au-delà” qui soit “ici-bas” ? Comment renouer avec le cosmos, sans passer par une intermédiation d'une “Nature” divinisée ? Comment réinventer une nouvelle fiction sans promesse, une nouvelle utopie (un autre lieu qui n'a pas de lieu) qui ne se referme pas en une totalité idéologique, mais qui soit féconde, ouverte sur un horizon de justice et d'espoir retrouvé ? Comment donner à l'homme une éthique sociale qui vienne de lui-même, lui si complexe, si contradictoire, si non-humain ?

Soyons clairs, il ne s'agit pas de reconstruire une bâtisse “laïcarde”, une religion laïque, une croyance aveugle dans un progrès linéaire, dans un bonheur garanti. Non, il s'agit d'établir une pensée de l'homme sans une autre pensée qui la surplombe. Voici, dans cette perspective, quelques pistes sommairement balisées :

  • La recherche de nouveaux rapports avec la vérité, avec le vrai et le faux, en échappant à toute subordination de la raison à la foi, aussi bien qu'à la prétention des divers fondamentalismes, ou encore d'une science trop sûre d'elle-même et se prenant pour sa propre fin.
  • La tentative de réhabiliter le sujet (le devenir-sujet) en tant qu'il est à la fois singulier et multiple, créateur et responsable, capable de solidarités dépassant l'individualisme et le communautarisme, capable de comprendre qu'il n'est rien sans l'Autre… mais aussi en tant qu'il peut être jouet d'illusions, victime de déterminismes masqués et qu'il peut s'abuser lui-même.
  • L'usage d'une raison consciente de ses limites et qui ne se laisse pas dévoyer dans une logique technicienne, instrumentale, une raison qui sait qu'elle côtoie toujours la passion et le sentiment, mais qui dans l'ordre des choses humaines peut prétendre à demeurer insoumise.
  • La “ressaisie” mesurée de la notion de progrès, sans promesse au bout du compte, mais avec la conviction que l'humanité peut progresser et que nous pouvons, là où nous sommes, y contribuer.
  • La volonté de penser notre rapport à “l'espèce humaine” et à son évolution en tant qu'espèce, en particulier dans ses rapports avec la technique qui nous envahit et nous prolonge, nous libère et nous asservit.
  • La recherche du bien commun, de la justice, d'un monde meilleur pour 9 milliards d'êtres humains en sachant que le mal radical existe, qu'il est toujours prêt à resurgir dans les sociétés “avancées”, et que, probablement il ne peut être éradiqué.
  • La tentative de forger un imaginaire collectif (dont Cornélius Castoriadis disait qu'il était le ciment nécessaire à toute société) qui fasse le poids face à celui que véhicule le capitalisme productiviste et hédoniste, et invente un nouveau rapport à l’économique.
  • L'ambition de développer un nouveau rapport au monde, à un univers dont la science nous apprend que nous sommes faits de la même matière, de la même trempe, à une nature sans majuscule et sans modèle mais dont nous devons respecter les grands équilibres tout en y puisant quelques forces.

    La démarche est ambitieuse. Elle peut donner le vertige. Des pièges meurtriers sont partout tendus. Il s’agit de les débusquer et d’avancer délibérément, lucidement, audacieusement sur un chemin rocailleux qui ne conduit à aucune terre promise, mais qu’on ne peut laisser s’embroussailler davantage, sous peine d’occlusion.