Une sagesse pour le prochain siècle

Une sagesse pour le prochain siècle

" Science sans conscience n'est que ruine de l'âme ", disait Rabelais dans ce grand texte que nous rappelons dans nos Pensées uniques. La formule a gagné encore en acuité en cette fin du XXe siècle qui voit l'humanité confrontée à trois questions aussi passionnantes que vertigineuses : qu'allons-nous faire de notre planète ? Qu'allons-nous faire de notre espèce ? Qu'allons-nous faire de notre vie ?

Qu'allons-nous faire de notre planète ? C'est le grand défi écologique de notre rapport à la biosphère. Nous ne sommes pas seulement dans la nature ; nous sommes de la nature. À trop l'oublier, l'humanité met en danger, par la mise en cause de ressources pourtant vitales comme la qualité de l'air et de l'eau, par sa part de responsabilité dans le réchauffement climatique, par les conséquences d'une déforestation massive ou par des catastrophes technologiques (accidents nucléaires, chimiques de type Tchernobyl ou Bhopal), sa propre demeure. Le défi écologique sera l'un des grands enjeux du prochain siècle. Il appelle nécessairement une vision mondiale des problèmes et des régulations, qui opposent à la forme sauvage de mondialisation que nous connaissons actuellement, une mondialité civilisée et écologisée.

Qu'allons-nous faire de notre espèce ? La possibilité d'une mutation de notre propre espèce, par ce qu'on appelle souvent improprement le clonage, nous oblige désormais à affronter dans notre champ de responsabilité éthique, juridique et politique, les questions prophétiques que posa Aldous Huxley en 1932 dans sa fameuse fiction sur Le meilleur des mondes. Nous avons plusieurs fois abordé ce dossier dans Transversales et nous l'aborderons encore dans notre prochain numéro dont les Éclairages seront consacrés à la question de l'humanisme face au défi vertigineux que prépare la révolution du vivant. Mais nous retrouvons cette question dès ce numéro avec l'entretien entre André Parinaud et Michel Wieviorka, directeur du Monde des Débats, sur le texte, à bien des égards inquiétant, de Peter Sloterdijk intitulé Nouvelles règles pour le nouveau parc humain ; nous l'abordons également sous l'angle de la responsabilité du scientifique et du rapport à réinventer entre science et société.

Qu'allons-nous faire de notre vie ? C'est la réduction du temps de travail dans notre temps de vie (10 % en moyenne du temps de vie total et moins de 20 % du temps de vie éveillé) qui fait naître cette question dans un monde pourtant obsédé par le travail au sens économique du terme. Paradoxe bien compréhensible dès lors que les autres formes de lien social (lien civique, lien familial et amoureux, lien associatif, etc.) sont considérées comme périphériques par rapport à un lien économique qui, comme l'avait bien vu Karl Polanyi, devient le grand référent de toute activité (y compris culturelle) et absorbe dans “la société de marché” l'ensemble des fonctions politiques, sociales et symboliques. Malgré ce retard des représentations sur la réalité, dû à la dominante productiviste et matérialiste qui nous vient du mode industriel de production, un nombre croissant d'acteurs, à titre personnel ou collectif, refusent de “perdre leur vie à la gagner” dans une guerre économique aussi épuisante physiquement que psychiquement. Le grand décrochage annoncé par Pierre Thuillier dans La grande implosion est en train de se préparer souterrainement. La " traversée de vie " comme dit Pierre Sansot dans son dernier roman est une aventure trop bouleversante pour accepter de la voir gâchée par les innombrables misères sociales, physiques, morales et spirituelles que produit le capitalisme informationnel.

Le “Principe Responsabilité”

Dans ces trois grands défis, la maîtrise de notre propre science, le rapport de notre savoir à celui de notre sagesse est en cause. " Maîtres du monde, êtes-vous maîtres de votre maîtrise ? ", demandait récemment Pierre Bourdieu à un aréopage rassemblant les principaux patrons mondiaux des entreprises de presse. La question vaut pour les entrepreneurs mais elle vaut aussi pour les chercheurs qui croient pouvoir se décharger sur d'autres acteurs, juridiques, économiques ou politiques, de leurs propres responsabilités éthiques. Car la fuite permanente devant ce que Hans Jonas avait appelé le “Principe Responsabilité” est visible dans tous les domaines. Elle est manifeste chez les acteurs économiques et financiers qui ne veulent pas prendre en charge les coûts écologiques et plus encore les coûts de casse humaine qui résultent de leurs décisions, s'en déchargent d'abord sur les États et les systèmes de protection sociale, et refusent ensuite de leur donner les moyens financiers de cette prise en charge. On le voit, hélas, aussi chez les politiques qui semblent avoir oublié la noblesse et l'ambition de leur ministère public et intériorisé leur propre subordination à l'économique ; c'est ainsi qu'après avoir eux-mêmes organisé la dérégulation des marchés, transmis le pouvoir éminemment politique de créer et de contrôler la monnaie aux banquiers, abandonné l'ambition des grands réformateurs qui fondèrent nos systèmes de protection sociale, ils se plaignent désormais de leur propre impuissance. Mais cette irresponsabilité nous traverse aussi tous dès lors que le consommateur en nous ignore le producteur, l'épargnant préparant sa retraite ignore le salarié, ou que l'électeur désabusé abandonne son pouvoir de citoyen pour se laisser transformer en simple atome statistique d'une opinion publique ballotée au gré des images que lui sélectionnent les médias.

Comment sortir du cercle vicieux de cette irresponsabilité qui transforme les moyens que s'est donné l'humanité pour sa propre maîtrise en facteurs de son propre asservissement ? Comment replacer la technique au service de la science, la monnaie au service de l'échange et non de la domination, et récuser la fuite en avant insensée qui voit au contraire la science soumise à la technique, la technique au marché et le marché à la volonté de puissance de ces nouveaux maîtres du monde incapables de contrôler leur propre maîtrise ? Il existe depuis des millénaires une réponse à ce défi que les Grecs nommaient l'ubris : on l'appelle sagesse. Au seuil de ce nouveau millénaire que nous allons franchir, rappelons-nous que le cœur de notre modernité, la condition de notre avenir et de celui des générations futures, dépend de cette capacité de l'humanité à se nourrir de ces traditions millénaires qui l'aident à vivre, à aimer, à mourir. Nous ne connaissons pas les techniques qui existeront dans vingt ans mais nous savons que, s'il existe encore des humains pour fêter le passage du troisième millénaire, ils auront toujours à construire ce défi mystérieux qui consiste à vivre en sachant que l'on va mourir. L'alternative aux fantasmes de post-humanité passe par la pleine capacité à vivre la condition humaine dans la force mystérieuse de sa fragilité.

C'est ce qu'Edgar Morin, dans l'introduction du beau livre collectif Relier les connaissances, nomme " la qualité poétique de la vie ". C'est dire que l'enjeu de la transformation collective n'est pas séparable du changement de nos propres “positions de vie” : changer de vie et changer la vie sont les deux pôles d'un mouvement civique et social en émergence pour lequel il n'y a pas de changement politique et social qui vaille, s'il n'est pas porté par des personnes qui vivent intensément dans leur vie personnelle l'alternative au dopage par ces deux drogues dures que sont le pouvoir (comme goût de la domination d'autrui) et l'argent (fétichisé par sa transformation de moyen en fin). On voit bien comment de nouvelles forces sociales et civiques issues de la société civile prennent en charge ce projet et nous l'avons souvent évoqué dans d'autres numéros de Transversales. Mais qu'en est-il des forces politiques traditionnelles et notamment des partis ? C'est ce débat que nous ouvrons également dans ce numéro avec des points de vue à la fois complémentaires et divergents sur la social-démocratie, la troisième gauche et l'écologie politique. Car l'un des tests majeurs de la transformation de la société politique sera celui de la modification des partis eux-mêmes. La réhabilitation du politique passe aussi par la réponse à ce défi.

Relier les connaissances, éditions du Seuil, 1999.