Le chercheur et le citoyen face au défi génétique

Gérard HUBER
Psychanalyste, vient de publier Freud, le sujet de la loi, aux éditions Michalon.

L'essor exceptionnel de la génétique conduit à réfléchir sur l'idée d'un état des lieux mondial de la sécurité biologique et sanitaire et à dépasser les notions actuelles de “consentement” et de “précaution”, deux principes qui n'ont pas de prise sur la dynamique des processus. Face à cela, quatre propositions : que le citoyen s'approprie le sujet, que le scientifique respecte son objet d'étude, que l'indépendance des chercheurs soit reconnue, et que le droit du chercheur soit retravaillé.

Outre celui “d'espoir”, deux termes dominent les réactions des pouvoirs publics et de la société devant l'essor de la génétique et de ses applications technologiques et industrielles : “peur” et “angoisse”. La première, défense de tout sujet individuel ou collectif devant un danger identifié et connu, la seconde, défense devant un objet inconnu. Aujourd'hui, on a peur de nuire à la personne et à l'environnement, du fait que l'on n'est pas sûr de maîtriser tous les effets de ce que l'on produit, à partir notamment des modifications génétiques.

Dans ce domaine, tout a commencé en 1974 avec la crainte de produire des supervirus pathogènes par génie génétique (que P. Berg venait de mettre au point). Pendant un an, de 1974 à 1975, celui-ci demanda aux biologistes du monde entier de faire l'état des lieux de l'existant sur le plan de la sécurité. En 1975, le Congrès d'Asilomar put arrêter des lignes directrices qui sont toujours en vigueur, et qui ont empêché que surviennent des super-virus et des pathogénies.

Mais, depuis, les choses ont évolué dans cinq directions principales : l la modification génétique de micro-organismes, de végétaux, d'animaux et bientôt de certains humains ; l la dissémination des organisations vivantes génétiquement modifiées ; l la manipulation de rétrovirus ou de virus inconnus émergents ;l le franchissement des barrières entre espèces ;l l'invention d'un mode de reproduction asexuée de mammifères.

Dans ce nouveau contexte, les nécessaires lois et innombrables commissions ad hoc (“biosécurité” et “bioéthique”) publiques et privées à travers le monde sont-elles suffisantes ? Sont-elles adaptées aux nouveaux problèmes ? Ne sont-elles pas coupées d'une vue d'ensemble ? Et, paradoxalement, ne leur arrive-t-il pas de freiner l'avancée des connaissances, là où elles s'exercent, tandis qu'elles les laissent se développer dans l'anarchie la plus totale, là où elles sont absentes (voir le clonage humain) ? Sans céder à la magie du “Sommet”, il nous semble qu'un nouveau congrès d'Asilomar s'impose, au moins pour rassurer les populations.

Le consentement et la précaution, produits de l'heuristique de la peur

En l'attendant, on transforme la peur en moteur de la pensée et de l'action (" heuristique de la peur " selon H.Jonas), en la fondant sur deux principes : le “consentement”, qui organise les pratiques sociales de toute expérimentation biologique et médicale ; et la “précaution” pour la recherche et le développement dans le domaine environnemental.

Consentement

Le “consentement” précède, et de loin, l'arrivée du génie génétique. C'est en 1947 que la première codification de l'expérimentation biomédicale moderne (code de Nuremberg) a été fondée, sur la notion de " consentement volontaire ". Mais, dès la déclaration d'Helsinki, cette qualification a été remplacée par celle de " consentement libre et éclairé (informé) ". Quelques décennies plus tard, elle s'est imposée dans les textes de lois (notamment en France la loi sur les personnes qui se prêtent aux recherches biomédicales 1988, et les lois dites de bioéthique, 1994). La société a donc fait le choix de privilégier une médecine expérimentale anonyme et de masse, au prix du renoncement à l'exercice individuel de la volonté.

Or, les développements démocratiques de la médecine génétique à venir (que l'on appelle “médecine prédictive” de façon prématurée) nécessiteront d'allier une médecine individualisée (sur la base du polymorphisme humain) à une médecine de masse. C'est pourquoi il faut réintroduire le terme “volontaire” dans la qualification du consentement et en faire un authentique contrat entre malades, chercheurs et médecins.

Précaution

Le principe de précaution en biotechnologie est particulièrement ambigu en raison des questions de brevetabilité et des définitions décalées des “droits de l'espèce” et de l'humanité. La première des précautions consiste à distinguer la découverte scientifique de l'invention technologique. La découverte de ce qui est à l'état de nature n'est pas brevetable (par exemple, la radioactivité, l'eau…). Le brevet ne peut être accordé que si la preuve est faite que le produit ou le procédé sont nouveaux, c'est-à-dire doivent leur existence à l'ingéniosité du chercheur et à la technologie environnante et ne sont pas compris dans l'état de la technique. En outre, le chercheur doit prouver qu'il comprend leurs fonctions et qu'ils sont utiles (c'est-à-dire susceptibles de devenir des outils).

Or, la pratique actuelle de la brevetisation est devenu une précaution conflictuelle, depuis que, dans le domaine du vivant, des chercheurs (ou institutions) ont déposé des brevets pour des applications issues des connaissances de séquences d'ADN, qu'ils ont identifiées et localisées, et qui leur permettent de tirer des profits commerciaux, avant même qu'ils en aient compris les fonctions. L'office américain des brevets a du pain sur la planche jusqu'en l'an 2048… Le modèle actuel de la brevetisation est même devenue contraire aux fins de la brevetisation, puisque, lorsqu'on commercialise les procédés mis au point à propos de ces séquences d'ADN, on n'est pas obligé à quelque divulgation que ce soit, contrairement à ce qu'il en est dans le cadre du brevet.

Certains chercheurs ou institutions espèrent que, d'ici 50 ans, ils auront trouvé à quoi sert le gène en question, et qu'ils seront en mesure de reformuler leurs revendications (actuellement trop faibles), en les enrichissant, du moment que, pendant tout ce temps, leur soi-disant invention bénéficiera d'une antériorité qui sera reconnue (d'où la course aux publications) et que des dividendes tomberont dans leur escarcelle.

La protection de l'homme, de l'environnement et de l'humanité

Pendant ces quinze dernières années, il était de bon ton de distinguer “bioéthique” et “biosécurité”, sous le prétexte que les actions en matière de sécurité industrielle n'avaient rien à voir avec les réflexions en matière morale. Le déferlement des affaires relatives à la vache folle, aux dioxines, et, à présent à certains OGM (pour ne parler que des dernières), prouvent que des industriels ont délibérément refusé de privilégier le choix éthique. Et le coût financier et surtout humain de la non-éthique va croissant…

Pourtant, ils ont dû suivre les recommandations des commissions diverses et variées de sécurité alimentaire ou sanitaire ! En outre, dès 1987 au niveau du droit international, on se référait au “principe de précaution”, qui joue le même rôle vis-à-vis de la recherche environnementale que le consentement par rapport à la recherche biomédicale, et dont on peut donner la définition suivante : " Il est peut-être justifié (version faible) ou il est impératif (version forte), de limiter, encadrer ou empêcher certaines actions potentiellement dangereuses sans attendre que ce danger soit scientifiquement établi de façon certaine "1. Alors !

Aujourd'hui, l'arrogance de certains industriels est rattrapée par le jugement de condamnation et l'action des paysans et des consommateurs. Assurons-nous dès à présent que les malades et usagers de produits sanitaires n'auront pas à prouver, dans l'avenir, qu'ils ne sont pas que des donneurs de sang ou d'organes, ou des “producteurs de molécules” qui ne savent dire que oui.

Dans le domaine biomédical, les applications du principe de précaution se déclinent de trois façons : primauté de l'assistance (scientifique, médicale…) à la personne en danger, primauté du respect de la dignité de la personne humaine, primauté du respect de “l'intégrité de l'espèce humaine” (loi française, 1994), ou du “patrimoine commun” et de la “dignité humaine” (déclaration de l'UNESCO, 1997). Constatons, au passage, une différence fondamentale entre l'approche de la loi française et celle de la déclaration de l'Unesco. La première promulgue l'existence de “droits de l'espèce”, au nom desquels elle interdit la thérapie génique germinale, mais pas encore (de manière explicite) le clonage humain, tandis que la seconde promulgue les “droits de l'humanité”, au nom desquels elle interdit le clonage humain, mais pas la thérapie génique germinale. Si, comme il est probable, le réexamen des lois de 1994 mène à une interdiction du clonage humain, le décalage entre “droits de l'espèce” et “droits de l'humanité” n'en continuera pas moins de produire des effets hautement incertains.

Au-delà de la précaution et du consentement

Plusieurs actualités démontrent que le recours à ces deux principes est insuffisant, et que, tels quels, ils n'ont pas de prise sur la dynamique des processus. Dans la majorité des cas, ils ne suffisent pas à organiser la dynamique de l'expérimentation scientifique et biomédicale dans le bon sens. Pour le démontrer, j'opposerai deux organisations : Monsanto et l'Association Française contre les Myopathies (AFM). La première s'est risquée à utiliser la vie pour détruire des semences, la seconde se risque à utiliser la maladie pour soigner et perpétuer l'être humain.

Partons du renoncement actuel affiché par Monsanto pour son projet appelé par ailleurs “Terminator”. Il démontre clairement que les exigences actuelles de la brevetisation sont dépassés. Ce n'est pas elle, en effet, qui a pu empêcher qu'un grave trouble de l'ordre public survienne, mais l'opinion publique, alors que, pourtant, le brevet avait, bien entendu, été déclaré respectueux de l'ordre public.

Certes, on objectera que le projet de Monsanto qui a défrayé la chronique n'est pas inscrit tel quel dans le brevet déposé à propos du gène utile, et que le respect de l'ordre public du brevet n'avait rien à voir avec le respect de l'ordre public du projet. Cela est vrai, mais seulement parce que l'on se refuse à intégrer la question de l'éthique des applications du brevet à l'intérieur du brevet lui-même. Pour le dire autrement, on refuse de poser la question des limites de la commercialisation et celle des brevets dans un même ensemble. Cette insuffisance, lourde de conséquences, ne date pas de la génétique. Dans un autre domaine, elle a fonctionné à l'époque d'Einstein, lequel, ayant travaillé à l'office des brevets de Zürich, aurait pu se pencher sur cette évolution. De fait, quelques dizaines d'années plus tard, il n'a pu que déposer une lettre, demandant l'interdiction de l'explosion de la bombe, sur le bureau de Roosevelt, trop tard, hélas, dans un acte manqué d'une gravité exceptionnelle pour l'histoire de l'humanité, cette lettre n'ayant pu être lue par son destinataire, du fait de sa mort. L'acte manqué de Monsanto aurait pu être grave, lui aussi. En effet, Monsanto a voulu utiliser une technique de vie dont les conditions d'exercice étaient la stérilisation d'autres semences naturelles, et l'opinion publique s'est dressée contre cette pulsion de mort.

La question de la commercialisation revient également par une porte différente dans l'affaire de la brevetabilité du vivant. En effet, comme nous l'avons vu, dans l'état actuel des choses, la non-brevetabilité de telle ou telle organisation vivante en tant que telle, un gène, par exemple, n'empêche nullement la commercialisation, ni la captation sous le sceau du secret d'informations qui se développent à son propos. D'où la multiplication de ce que l'on appelle les “brevets spéculatifs”. Cette “virtualisation” de la vie, qui n'est pas une construction jusqu'alors inexistante à partir d'une réalité, mais une mise en fiction de la vie, à partir d'une réalité qu'on ne comprend pas encore, et au nom d'une exégèse encore balbutiante, est un phénomène dont on imagine avec peine toutes les conséquences. Le drame n'est pas tant que la commercialisation et le marché dominent le monde et poussent à cette spéculation, mais qu'ils le dominent sur la base d'une approche délirante de la réalité. Un immense travail dans les deux directions attend le droit des brevets, s'il veut continuer d'exister, et ne pas prendre le risque d'imploser dans un avenir plus ou moins proche. Venons-en au second exemple : l'AFM. Le pouvoir des malades, que démontre cette association (parmi d'autres) prouve clairement que, pour aller vers la guérison (du cancer, du sida, de maladies génétiques…), le principe actuel du consentement est dépassé. De nombreuses analyses ont montré l'émergence des modes de coproduction du savoir entre chercheurs, praticiens et malades, modes qui sont loin d'avoir trouvé leur rythme de croisière. Mais ceux-ci ont tracé un sillon irréversible et qui dépassent l'approche traditionnelle du consentement et l'ancienne division entre ceux qui savent et ceux qui ignorent, y compris quand ce sont eux qui souffrent des maladies sur lesquels travaillent “ceux qui savent”. V. Rabeharisoa et M. Callon l'expriment clairement : " Ce que l'AFM organise jour après jour, c'est une profonde et substantielle implication de trois mondes : celui des malades, celui des praticiens et celui des chercheurs. Ces trois mondes entrent à ce point en résonance, qu'il devient impossible de les distinguer une fois pour toutes ; une coopération profonde se met en place et se développe qui est au cœur du processus de production des connaissances et des identités des différents acteurs concernés. " 2 Sur cette base, le consentement doit faire la place à une contractualisation volontaire (reconnue par la loi) entre des individus qui appartiennent à ces trois mondes.

Quelles conclusions ?

l Aucune avancée démocratique ne sera possible, sans que chaque être humain sur cette planète se saisisse lui-même comme sujet, sujet moral, sujet de droit, sujet de la loi, c'est-à-dire comme une personne (au sens moral, juridique et politique). Cette montée en puissance de la problématique du sujet (qui dépasse l'éthique) a été annoncée par la philosophie, la poésie et la littérature, approfondie par la psychologie et la psychanalyse, et naguère récusée par les sciences de l'homme et de la société, ainsi que par les mathématiques, la physique et les sciences de la vie, de manière différente et spécifique. La montée des problématiques constructivistes dans les sciences de l'homme et les sciences sociales est un premier pas. Il doit être relayé par celui des sciences de la vie, qui tiennent le haut du pavé, et vers lesquelles convergent aujourd'hui nombre d'autres.

  • Corrélativement, aucune avancée ne sera possible sans que le sujet de la science (toutes disciplines confondues) respecte son objet d'étude (J.Sternheimer), la réalité de “l'autre” (les personnes, mais aussi les organisations vivantes tels que les micro-organismes, les végétaux, les animaux et, bien entendu le vivant humain).

  • La condition de cette avancée doit aussi provenir d'une reconnaissance de l'indépendance des chercheurs. L'acceptation, par The Lancet, de publier les travaux d'A. Pusztai sur la toxicité des pommes de terre transgéniques, alors que ces travaux avaient été rejetés par la Royal Society, montre à l'évidence que la question de l'indépendance des chercheurs est indissociable de celle d'un examen impartial des résultats de la recherche. Il est devenu vital d'assurer l'indépendance des chercheurs. Un scientifique peut être indépendant à l'intérieur d'une institution (organisme public, entreprise), si, et seulement si, cette institution s'érige en sujet digne de ce nom. Il peut également être indépendant à l'extérieur ; mais alors se pose, comme en son temps pour l'artiste, le poète, la question de ses moyens d'existence. C'est pourquoi, à l'intérieur de l'institution, comme à l'extérieur, la question qui arrive sur le devant de la scène est celle des droits du chercheur.

  • Enfin, pour protéger l'essor de la recherche fondamentale à venir, le droit des chercheurs ne doit plus être réduit au droit des inventeurs. Le droit des découvreurs a d'ailleurs été posé dès 1937 par Victor Basch, Jean Perrin et Paul Langevin comme une exigence issue de la défense des libertés et des droits des savants et a même fait l'objet d'un projet de loi, tombé depuis en désuétude 3. Il faut, à présent, remettre en chantier cet ouvrage. C'est la seule voie pour que la responsabilisation du scientifique soit pleine et entière, quel que soit le maillon qu'il occupe dans la chaîne des connaissances et des applications.

    1. Le principe de précaution, sous la dir. de O.Godard, Paris, éditions INRA, 1997.
    2. Le pouvoir des malades, Ecole des Mines de Paris, Paris, 1999.
    3. Le droit des savants, Paul Olagnier, préface de Louis de Broglie, Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris, 1937.