La fin de quelle histoire ?

Jacques Robin

À propos de Francis Fukuyama

Nos premiers lecteurs s'en souviennent peut-être, le numéro un de Transversales Science Culture (janvier 1990) véhiculait, sous la plume d'Armand Petitjean, la critique acerbe d'un article d'un parfait inconnu Francis Fukuyama, (ensuite largement médiatisé par le State Departement) qui annonçait la “Fin de l'histoire”.

La thèse était péremptoire : avec la fin de la guerre froide, puis la chute du stalinisme, il devenait évident que " la démocratie libérale et l'économie de marché [étaient] les seules solutions valables pour les sociétés modernes ". C'est bien la “fin de l'histoire”, et " dans la période post-historique, il n'y aura plus ni art, ni philosophie, seulement l'entretien du musée de l'histoire humaine. "

Malgré les références à Hegel, l'argumentation était courte. Assignant à la science, par le progrès technique, la mission du développement économique, l'auteur sacrait le marché comme le stimulant le plus efficace de ce développement économique ; en copiant Hegel, il tenait " la lutte pour la reconnaissance " comme le second moteur de l'histoire, et c'était bien la démocratie libérale moderne qui en était l'aboutissement. D'où ses trois propositions : " Le libéralisme général s'affirme le fondement de la “paix démocratique” ; le développement économique se révèle le moyen de promouvoir la démocratie ; l'unique moyen de promouvoir la croissance économique dans un pays, c'est de l'intégrer pleinement dans le système mondial d'investissement capitaliste ".

L'article fit grand bruit et souleva de virulentes oppositions. Cependant quelques années plus tard, Alain Minc affirme : " Le marché c'est la démocratie ", et la social-démocratie dans son ensemble se rallie à l'économie capitaliste de marché, même si Lionel Jospin déclare : " Oui à l'économie de marché, non à la société de marché ".

Dix années après ce premier texte, Fukuyama publie un second article sur le même sujet dans la même revue The National Interest. Le Los Angeles Times, puis Le Monde (17 juin 1999) le reprennent, et Le Monde des débats en fait le cœur de son numéro de juillet-août 1999. Dans la première partie de son article, Fukuyama atteste que la décennie écoulée lui a donné raison. Les crises récentes de l'économie de marché ultra-libérale (Japon, Sud-est asiatique, Amérique du Sud) lui paraissent négligeables : " La mondialisation dans ses perspectives actuelles est irréversible ; d'ailleurs aucun modèle alternatif ne peut justifier de meilleur résultat… Dans l'économie mondiale, le capital est devenu bien plus mobile que la main d'œuvre et la gauche est bien moins capable que la droite de gérer ce nouveau type de capitalisme financier sans concurrence dans la production et qui reçoit l'appui de la révolution des communications ". Après avoir fustigé George Soros qui prédit une crise généralisée du capitalisme, il plaide pour la flexibilité dans la perspective de la troisième voie Clinton-Blair-Schröder. Et il s'apprête à conclure : " Sur un plan philosophique il apparaît clair que l'histoire humaine connaîtra son terme définitif après la fin du xxe siècle. " Mais…

La pirouette

Dans une pirouette qu'Alain Touraine taxe de passage " du culot au délire ", Fukuyama écrit : " Mes propositions économiques et sociales se révèlent justes ; la démocratie libérale actuelle et le marché mondialisé sont bien la fin de l'Histoire, mais la révolution scientifique biologique est en cours d'enfanter dans les trois décennies à venir un nouveau genre humain. La véritable puissance des recherches actuelles réside dans sa capacité à modifier la nature humaine elle-même ". Avec une superficialité étonnante de ses connaissances, jonglant avec l'ADN, la camisole chimique (Prozac et Ritaline), le clonage, la prochaine androgynie de l'humanité, il écrit : " Nous pourrons mettre un terme à l'histoire humaine car nous aurons aboli l'être humain en tant que tel ; alors la nouvelle histoire post-humaine pourra commencer. "

L'opération Fukuyama

La médiatisation exceptionnelle qui accompagne les deux articles de Francis Fukuyama s'explique, à notre avis, parce que ces textes sans grand intérêt confortent les thèses du triomphe proclamé de l'ultralibéralisme dans le cadre d'une mondialisation sauvage. Certes ses affirmations tranchantes sur l'économie mondiale s'appuient sur des arguments des plus légers, certes dans la sphère des sciences biologiques et médicales ses connaissances se révèlent inconsistantes, mais la subtilité et le " culot " de l'auteur, l'allure répétitive de son syllogisme sur la démocratie et l'économie de marché, finissent par en impressionner beaucoup, et leur faire penser qu'il n'y a pas d'alternatives à la mondialisation capitalistique.

En ignorant la signification profonde de la mutation informationnelle, en passant sous silence les tentatives audacieuses de nouvelles forces sociales refusant la montée des inégalités et l'extension de la pauvreté, il apporte de l'eau au moulin de ceux qui veulent nous faire croire à des lois naturelles, celles de la concurrence, de la guerre économique, de l'exaltation des “gagnants”.

Bien entendu, Fukuyama ignore tout de l'écologie générale et encore plus de l'écologie politique qui peut en découler. Il n'a sans doute pas la moindre idée du nœud gordien qu'il faut trancher à l'aube du xxie siècle : comment gérer dans la même foulée la question sociale et culturelle avec la question posée par nos rapports complexes avec la nature ?