La qualité de vie au cœur du nouveau consumérisme

Patrick VIVERET

L'écho rencontré par la lutte contre la “macdonalisation”, dont les militants de la “Confédération paysanne” se sont faits les vecteurs privilégiés, témoigne du refus croissant de ce que nous avons appelé dans Transversales le modèle des “guerriers puritains” : un modèle d'uniformisation mondiale fondé sur une logique de guerre économique et sociale et un ordre moral puritain. Il est significatif que la nourriture soit au cœur du conflit entre ce modèle et celui, coopératif et ludique, que nous cherchons, avec un nombre croissant d'acteurs, à faire émerger. Car le plaisir de la table est d'abord un plaisir social : bien manger avec des amis dans un environnement agréable et en prenant le temps de déguster et de parler est, aux yeux des tenants du “management par le stress”, une perte de temps, un gaspillage improductif, un exemple navrant de non rentabilité. Mais à force de ne traiter les humains que comme des “charges” comptables, ou, au mieux, comme une simple “ressource” utilitaire pour l'entreprise, on est arrivé à des seuils de contre-productivité dangereux. C'est ainsi que la sécurité alimentaire est devenue en quelques années un enjeu public majeur tant la succession des scandales, de la vache folle au poulet à la dioxine, a montré que l'exigence sanitaire n'était pas soluble dans un taux de profit.

Plus largement, c'est l'ensemble de la sécurité sanitaire (voir les éclairages de ce numéro) qui est aujourd'hui au cœur du débat public. Les dégâts provoqués par la pollution de l'air après ceux produits par la dégradation des eaux, ont mis en évidence les limites écologiques du productivisme. Comme devrait le souligner l'étymologie, l'oikos-nomos, l'économie, devrait être subordonnée à sa discipline matricielle, l'oikos-logos, l'écologie. Car aucune économie n'est possible si la biosphère, qui permet la vie, est atteinte. De même une économie sans humains est impossible car, à supposer qu'elle puisse se passer en partie d'eux comme producteurs, l'économie moderne ne peut s'en passer comme consommateurs. Écologie et anthropologie sont deux “fondamentaux” sans lesquels aucune science économique n'est pensable. Il est donc temps d'opérer une révolution copernicienne dans une discipline qui s'est construite au XIXe siècle, tant du côté libéral que socialiste et communiste, sur ce double impensé écologique et anthropologique : sous prétexte qu'ils étaient abondants et gratuits, l'air et l'eau n'étaient pas des biens économiques ; quant aux humains, tout était fait pour qu'ils coûtent le moins cher possible…

L'enjeu est, on le voit, tout à la fois théorique et pratique. Le mouvement général de contestation des formes sauvages de la mondialisation qui se manifeste aujourd'hui de manière multiforme doit, pour ne pas s'enfermer dans des stratégies défensives, jouer vigoureusement la carte dynamique, non de l'anti-mondialisation ou de l'anti-mutation, mais d'une mondialisation à visage humain et d'une mutation informationnelle au service du développement planétaire solidaire et d'une meilleure qualité de vie. Ce n'est pas d'un militantisme passéiste et amer dont nous avons besoin pour entrer dans le prochain millénaire, mais d'un civisme imaginatif dont les acteurs commencent à changer leur propre vie pour mieux contribuer à façonner un autre monde. C'est cette révolution culturelle et comportementale silencieuse qui est en train de s'opérer dans les nouveaux mouvements civiques et sociaux. En devenant plus jeunes et plus festifs, ils gagnent en pouvoir de conviction, et jouent sur un registre où on ne les attendait pas : la planétarisation des réseaux et l'usage intensif des nouvelles technologies se retrouvent aussi bien dans les SEL (systèmes d'échanges locaux) qu'à Attac (Association pour une régulation des marchés financiers), dans les marches de chômeurs que dans les nouveaux mouvements paysans, dans les réseaux civiques européens que dans les ONG humanitaires. La modernité, la mondialité et la liberté seront de plus en plus du côté de ces inventeurs-là, véritables entrepreneurs d'une terre-patrie accueillante aux humains, plutôt que du “stress globalisé” des guerriers puritains.

P. V.