Du bon usage du principe de précaution

Martine Rèmond-Gouilloud*
*Professeur de droit à l'université de Marne-La-Vallée.

Vache folle, bœuf aux hormones, poulet à la dioxine, le principe de précaution est invoqué partout. Issu de l'environnement, il a investi le champ de la thérapeutique à propos du sang contaminé, du vaccin contre l'hépatite B, puis la sécurité alimentaire. Objet de toutes les incantations, la précaution devient objet de confusions plus ou moins innocentes.

Tandis que les détracteurs du principe de précaution, peu soucieux de voir le concept gagner une stature opérationnelle, s'en réjouiront, il faut redouter qu'il ne se trouve usé avant d'avoir servi, oublié avant d'avoir été compris. Il semble donc urgent, quitte à décevoir ceux qui y entrevoient une panacée, d'en préciser le champ et les limites. Et faute de pouvoir cerner entièrement, à coup sûr, ce qu'est la précaution, au moins peut-on tenter de dire ce qu'elle n'est pas, en faisant un sort à quelques idées reçues. Tout d'abord oublions le mot principe : à ce terme sacralisant évoquant vérité révélée et diktat rigide, les Américains préfèrent le vocable “approche de précaution”. En effet, c'est bien plutôt d'approche qu'il s'agit ici, d'une manière de se comporter face aux risques menaçant l'environnement.

Face à une menace grave ou irréversible pour l'environnement, l'absence de certitude scientifique complète " ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées " visant à la prévenir. La présomption d'innocuité qui prévalait jusqu'ici en pareil cas se muant en présomption de nocivité, la preuve se trouve inversée. Toute présomption facilitant la preuve n'est pas pour autant l'expression du principe de précaution : présomption d'innocence, présomption de paternité obligeant un amant à contribuer à l'entretien d'un enfant sont hors champ, puisque sans rapport avec l'environnement.

Mais s'agit-il bien d'environnement ? Le glissement récent du principe dans le champ de la sécurité sanitaire porte à s'interroger… Qu'il suffise pourtant de se souvenir de Hans Jonas déclarant que l'intégrité de l'homme en lui et hors de lui ne sauraient être dissociées. Consommation, environnement, thérapeutique sont les branches d'un même arbre, sous le coup d'une menace commune face aux réactions incontrôlables de la nature. L'environnement en souligne seulement le caractère collectif : la précaution n'intéresse pas l'individu mais le groupe, et, plus que la vie de chacun, la survie de tous.

Un guide pour l'action

Au sein du processus décisionnel, la précaution trouve place entre constat scientifique et choix politique. Compte tenu de l'état de la science, et en dépit de son incertitude, pour tenter de juguler la menace, le décideur choisit d'intervenir. C'est d'action qu'il s'agit, et non de science. Le donné scientifique commandant la réaction de précaution ne se confond pas avec elle ; et le décideur agit ici en politique, non en scientifique. Aussi, le bilan coût-avantage, ou l'analyse du pire, participant du constat scientifique sont-ils à tort, parfois confondus avec la précaution. C'est bien sur un tel bilan que se fonde le secrétaire d'État à la santé qui au printemps, au vu des bienfaits de la vaccination contre l'hépatite B, se refuse à l'interdire en dépit des risques présentés ; et l'on voit mal, contrairement à un éditorial du Monde de juin 1998, en quoi le principe de précaution s'en trouve rejeté.

Guide pour l'action, la précaution est pourtant parfois paradoxalement taxée de logique d'inaction, de nature à paralyser l'innovation. Se doter d'une marge de sécurité neuve face aux risques de l'innovation n'est-il pas au contraire une manière de ne pas les esquiver ? De même y a-t-il quelque paradoxe à dénoncer la quête illusoire du risque zéro dans une démarche commandée par le souci d'anticiper et de minimiser des risques par hypothèse impossibles à éradiquer.

Entre éthique et droit

Il ne suffit pas d'inscrire un mot dans un texte juridique pour en faire un concept juridique. La précaution, démarche éthique, n'a pas, pour l'heure, de contenu assez précis, de contours assez fermes pour engendrer des effets de droit directs et obligatoires. Une décision de justice britannique rendue en 1994 le montre assez, qui refuse de condamner le ministre de l'énergie pour n'avoir pas appliqué le principe en autorisant la pose d'une ligne à haute tension dans la banlieue londonienne. Rien dans la législation britannique, ni européenne, ne le lui imposait. Le même constat conduit en 1999 l'instance de règlement des conflits de l'OMC à refuser à l'Union européenne de se retrancher derrière le principe pour interdire l'importation de bœuf aux hormones. Ainsi, à la suivre, si le principe peut, bien sûr indirectement engager la responsabilité comme tout défaut de vigilance ou de prudence, on ne saurait y voir, au moins pour l'heure, une règle de responsabilité.

La précaution se confondrait-elle donc avec la prévention, dont elle ne serait somme toute qu'une variante technologique ? Peut-être, à condition de bien cantonner ce sous-ensemble au cas d'incertitude scientifique et de menace grave ou irréversible pour l'environnement. À condition également de se souvenir que les méthodes utiles diffèrent totalement dans les deux cas : à l'automatisme, aux exigences systématiques, aux obligations de résultat, de règle en matière de prévention, s'opposent la souplesse, la démarche expérimentale et les obligations de comportement de mise en univers incertain.

On lit enfin, parfois, que le principe se ramènerait à fonder l'action sur une hypothèse non démontrée. Une formule un peu rapide d'un commissaire du gouvernement au Conseil d'État dans l'affaire du sang contaminé conduit à le penser : " en situation de risque, une hypothèse non infirmée devrait être provisoirement tenue pour valide. " Cette remarque, exacte, appelle cependant trois observations. Relevons d'abord que l'inversion de preuve caractérisant la démarche de précaution suppose, dans la plupart des textes, l'absence de certitude scientifique absolue, ce qui implique au minimum un acquis de connaissances validant au moins partiellement l'hypothèse en cause. Notons ensuite que le processus consistant à tenir une probabilité pour vérité, parfaitement courant, intervient chaque jour sans que nul ne s'en émeuve. Ainsi le voit-on en œuvre chaque fois que, une pièce s'avérant défectueuse, son fabricant retire la série des marchés. " Toute la tradition de la santé publique, explique Lucien Abenhaïm, repose non pas sur la démonstration formelle d'hypothèses, mais bien sur l'adoption de mesures effectives de prévention, en l'absence de certitude. "

Observons enfin, surtout, que l'approche de précaution, essentiellement provisoire, a vocation à s'effacer dès que possible sitôt le doute levé. Appelant à financer des mesures de prévention sans garantie d'efficacité, elle transforme en effet l'acteur appelé à supporter cette rançon du progrès en mécène obligé, bien malgré lui. C'est pourquoi la précaution est inséparable d'une stratégie de recherche et d'un effort d'information visant à éliminer le doute. La veille sanitaire, volet récent de toute politique de surveillance de santé publique, trouve ici un nouveau point d'application.

Reste entre autres interrogations en suspens à préciser à qui s'adresse la précaution. Gardons-nous d'en réserver la charge aux seules autorités publiques, et même industrielles. Au-delà du principe, son noyau dur, l'approche de précaution, éthique faite de prudence, de mesure et de souplesse, postule un changement radical des modes de pensée touchant l'ensemble de la société technologique : du sommet de la science et du politique au dernier citoyen, tous sont visés. Voici pourquoi, chacun ayant ici le droit et le devoir de comprendre, la clarification des concepts s'impose d'urgence.

Références bibliographiques :

Lucien Abenhaïm, Nouveaux enjeux de la santé
publique : en revenir au paradigme du risque, Revue française des affaires sociales, N°1, 1999.
Olivier Godard, De l'usage du principe de précaution en univers controversé, Revue Futuribles, N°239, février-mars 1999
Aquilino Morelle, La défaite de la santé publique, éditions Flammarion, 1996.
Jean-Jacques Salomon, Pour une éthique de la science, De la prudence au principe de précaution, Revue Futuribles, septembre 1999.
Michel Setbon, Le principe de précaution en question, in La sécurité sanitaire, enjeux et questions, Revue française des affaires sociales, 1997.
Patrick Zylberman, Sécurité sanitaire : le retour ?, Revue Esprit, août-septembre 1999.