Entretien
Le citoyen doit exiger des réponses

Monique Sené*
*Physicienne du nucléaire, présidente, depuis 1975, du Groupement scientifique pour l'information sur l'énergie nucléaire, le GSIEN, qui publie sous sa direction La gazette nucléaire.

La seule façon de procéder à une expertise fiable, nous explique Monique Sené, c'est qu'elle soit démocratique. C'est-à-dire non seulement qu'elle soit vraiment indépendante, mais aussi qu'elle ait lieu sur la place publique et soit proposée au débat. Car le principe de précaution nous interdit d'appliquer les nouvelles technologies à tort et à travers.

Jean Liberman : Dans quelles conditions se manifeste à vos yeux ce besoin croissant de sûreté sanitaire ?

Monique Sené : Il y a d'abord pour moi le fait que les personnes qui travaillent aussi bien dans l'agriculture, dans le domaine du médicament que dans le nucléaire, finissent par perdre la distance par rapport à ce qu'ils font et n'en mesurent plus les dangers. Certains chercheurs ne veulent même plus connaître les conséquences de leurs études ou de leur activité.

J.L. : Quels sont les nouveaux dangers que vous percevez ?

M.S. : Dans le nucléaire, où de grosses installations réclament un personnel qualifié, médicalement surveillé, prenant son temps pour assurer la maintenance, les impératifs financiers empêchent un certain nombre d'actions d'être menées à leur terme. D'où les risques…

Ainsi, pour éviter d'avoir trop de personnel, EDF sous-traite toute la maintenance de ses centrales à des entreprises d'intérim, soit des milliers de personnes qui ne sont pas formées. Les opérations sont donc mal conduites et ce personnel le plus irradié, car entrant dans le réacteur, n'est pas correctement suivi au plan santé. Il en est de même dans le cas de l'amiante. Les problèmes engendrés par son utilisation sont connus depuis 25 ans et persistent (comment désamianter Jussieu ou que faire des “mines oubliées” de Corse ?) : on trouve toujours des médecins pour dire que ce n'est pas grave ! Ici encore les questions d'argent interviennent. Et l'on commence seulement à adopter les décrets nécessaires, et à prendre en charge les problèmes de la société industrielle. Dans le cas de la dioxine, résidu des incinérateurs d'ordures, on retrouve toujours ce problème de coûts. Pour ne pas polluer par cette dioxine, il faudrait utiliser des techniques performantes de rétention des polluants. Elles existent, mais elles sont considérées comme trop chères.

Pour des commissions locales d'information et de surveillance

J.L. : Il semble à cet égard que la loi du 1er juillet 1998, qui créé deux agences, l'une vouée aux produits de santé, l'autre à l'alimentation, soit restée très insuffisante...

M.S. : Il s'agit d'une loi générale, bonne dans son esprit puiqu'elle a renforcé la veille sanitaire en lui donnant des moyens. En revanche, elle n'attribue à ces agences aucun droit d'intervenir, ni de verbaliser. Plus précisément aucun pouvoir d'arrêter un processus. À mon sens il serait bon également d'instaurer autour des sites dangereux une commission locale d'information et de surveillance de l'environnement, pourvue de moyens. Elle pourrait alors faire réaliser des expertises indépendantes. Les informations ne peuvent provenir uniquement — comme c'est souvent le cas — de l'industriel en cause.

J.L. : Face aux dangers de certaines biotechnologies, que pensez-vous de ce qu'on appelle la biovigilance ou la traçabilité ?

M.S. : Évidemment il y a risque à vouloir modifier la nature sans précautions, sans tests etc. La nature a des capacités assez grandes de récupération, mais l'homme aujourd'hui va toujours trop vite et, à trop modifier l'environnement, on peut arriver à des catastrophes. Dans le cas des vaches laitières la sélection a conduit à une race produisant beaucoup de lait mais sujette à des maladies. Il a donc fallu revenir à des bêtes moins productrices mais plus résistantes. Dans le règne végétal, on a suivi la même démarche : le cas du pommier est assez exemplaire. Alors qu'il existait au moins une soixantaine d'espèces, il n'en reste plus que deux ou trois sélectionnées pour leur rendement et pas du tout pour leur goût. Si la bio-diversité est indispensable, les manipulations génétiques sont à proscrire car on peut très bien aboutir à une nourriture toxique pour les humains. Quant à la traçabilité, elle ne peut en l'état être garantie. Il y a toujours un maillon fragile. Les aliments frelatés continuent d'être commercialisés ou bien des déchets radioactifs se retrouvent dans des décharges sans autorisation.

Le dialogue doit s'instaurer avec l'expert

J.L. : Dans ces conditions qu'est-ce que l'expert peut réellement faire ?

M.S. : Ce n'est pas évident. Le pouvoir cherche évidemment à se conforter par des expertises. Mais pour qu'une expertise serve à quelque chose il est indispensable qu'elle se fasse sur la place publique. Si elle reste secrète, personne ne pourra en vérifier la validité. Or ce n'est que de la controverse entre experts que peut jaillir une certaine réalité. En effet, alors que la connaissance scientifique comporte de nombreux doutes, l'expert parle comme s'il savait tout. On doit donc faire accepter que l'expertise ne vous fournisse qu'un avis, une connaissance à un moment donné. Il faut alors qu'un dialogue s'instaure, que d'autres personnes interviennent.

J.L. : N'est-ce pas toute la question d'une expertise démocratique, citoyenne, du producteur au consommateur et à l'échelle internationale ?

M.S. : À cet égard les conférences citoyennes qui ont débuté avec les OGM sont une bonne initiative. À la fin des années 70, l'Union fédérale des consommateurs avait essayé de réaliser un suivi. C'était positif dans le sens de la transparence puisque ça passait par un journal tirant à 350 000 exemplaires. Aujourd'hui, il est essentiel que le problème soit posé à l'échelle internationale. Les réactions varient d'un pays à l'autre ; alors, pour construire une union de citoyens, il faut que chaque nation ait eu la liberté d'intervenir. Or, l'expertise indépendante semble se développer davantage en Allemagne — où plusieurs instituts sont à l'œuvre — qu'en France.

Concernant le nucléaire, il est certain que l'accès à la documentation américaine a aidé à produire des dossiers nous permettant de contrer nos institutionnels (EDF ou CEA). Des associations de défense de l'environnement ont ensuite pris le relais pour qu'autour des centrales nucléaires il y ait prise en charge de la sûreté. Mais il ne faut pas se faire d'illusion : le milieu industriel garde beaucoup de possibilités de blocage. Il est important que les citoyens s'organisent. Qu'ils acceptent en particulier de payer pour la recherche ou l'expertise. Ils doivent aussi apprendre à questionner leurs élus tout comme les scientifiques. Et surtout ils doivent apprendre à exiger des réponses. Par ailleurs, l'application du principe de précaution, loin d'être un frein au progrès, permettra d'éviter les catastrophes. Ce principe peut d'ailleurs nous conduire à refuser l'application de certaines techniques car obligeant à peser le pour et le contre de décisions. Il est donc un gage de protection des humains et de leur environnement.

Propos recueillis par Jean Liberman


Le scandale de l'amiante


Dates clés

Dès 1906 : premières descriptions de cas de fibrose pulmonaire chez des personnes exposées à l'amiante.

1935 : démonstration de l'existence d'un lien direct entre exposition à l'amiante et cancer du poumon. Début des années 70 : multiplication des études scientifiques concluant sur les dangers du matériau.

1977 : l'OMS classe l'amiante parmi les agents cancérogènes pour l'homme. En France, le flocage des bâtiments est interdit, mais pas la fabrication de l'amiante-ciment.

1980 : la CEE propose de remplacer l'amiante par des produits de substitutions moins dangereux. Les industriels de l'amiante créent un “comité permanent amiante”, principale source d'information des pouvoirs publics.

1995 : les décrets imposant le recensement des établissements contaminés sont prêts.

Février 1996 : les décrets sont enfin présentés, un jour avant la création de l'Andeva, collectif d'association mobilisé sur le sujet.

Juin 1996 : rapport remis au gouvernement.

Juillet 1996 : interdiction de l'amiante.