La santé au travail : la loi du silence

Françoise MESNARD*
*Médecin du travail

Augmentation des pathologies professionnelles, augmentation des nouvelles maladies liées au travail, sous-déclaration massive de l'ensemble de ces maladies : la santé au travail est pourtant un droit que l'État devrait garantir à tout citoyen. Mais il ne s'implique pas dans le débat et laisse les employeurs gérer les systèmes de prévention. Résultat : la protection contre les accidents du travail est devenue une légitimation du risque professionnel. Les syndicats de salariés ont d'ailleurs plutôt tendance à se battre pour les modalités de réparation que pour le principe de prévention.

C'est autour de la santé au travail que se sont construites les premières lois sociales en France. En effet, la première loi sociale sur le travail des enfants (1841) fait suite au rapport du Dr Villermé décrivant les ravages causés par les conditions de travail sur la santé des ouvriers (1840). L'émotion soulevée par ces Tableaux sur l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de soie et de coton conduit les parlementaires de l'époque à poser les limites du pouvoir des employeurs en termes de conditions de travail. La société fixe alors implicitement le droit à la santé au travail comme un droit inaliénable de chaque individu opposable au pouvoir de l'employeur.

Le droit à la santé devient, dès lors, un des piliers du contrat social qui se développe autour du contrat de travail. Ainsi, le droit du travail consacre une part importante à l'amélioration des conditions de travail, de l'hygiène et de la sécurité. De même, la mise en place d'un système de médecine du travail universel et obligatoire pour tous les salariés afin " d'éviter toute altération de la santé des salariés du fait de leur travail " complète le dispositif législatif.

Du principe de prévention au principe de réparation

L'enjeu est de taille, car les facteurs de risques professionnels ont été et restent une source majeure d'inégalités sociales en matière de santé. Mais cette vision humaniste du contrat social autour de la santé au travail n'a pas résisté longtemps au principe de réalité. Elle a été rapidement occultée, si ce n'est dans la “lettre” du Code du travail, du moins dans l'esprit des acteurs concernés.

La logique de prévention telle qu'elle était explicitement définie dans les missions de médecine du travail aurait dû nécessiter une évaluation des risques professionnels par l'ensemble des acteurs et une gestion intégrée de ces risques dans les processus de production et plus généralement d'organisation du travail. Cela n'a jamais été le cas.

À la logique de prévention qu'aurait dû imposer le droit à la santé au travail s'est substituée la logique de la réparation. En effet, dans le compromis qui s'instaure autour du contrat de travail à durée indéterminée, l'employeur est celui qui fournit et organise le travail ; à ce titre, il devient selon le principe de présomption d'origine responsable de toutes les pathologies survenant pendant le temps de travail. Cette responsabilité lui fait, dès lors, obligation de prendre financièrement en charge la totalité des soins ainsi que l'indemnisation des séquelles éventuelles réparant de façon forfaitaire le préjudice subi par les salariés.

Paradoxalement " ce compromis social autour duquel la loi sur les accidents de travail fut votée n'a pas fondé un droit des ouvriers à la protection contre les accidents du travail, mais construit la légitimation des risques professionnels comme inhérents au processus de production et leur nécessaire “couverture” dans la logique d'assurance et de protection sociale, explique Annie Thébaud-Mony. C'est un déplacement fondamental du champ de la santé au travail que constitue ce passage d'une recherche des causes et des responsabilités dans le cadre d'une action en justice à la logique d'assurance qui ne s'intéresse plus aux causes mais seulement à la réparation monétaire d'un préjudice de santé. Les garants de l'ordre industriel se sont ainsi donné les moyens de s'affranchir de toute contestation politique et sociale des conséquences sanitaires de l'organisation du travail industriel "1.

La résurgence du principe de prévention sous le terme de principe de précaution marque le pas sur cette logique de réparation qui a prévalu tout au long du XXe siècle.

L'abandon du principe de précaution

Ce déplacement du champ de la santé au travail s'est réalisé avec l'ensemble des partenaires sociaux. Les employeurs ont rapidement pris conscience des obligations que leur imposait le respect du droit à la santé au travail, et des conséquences sur les limites de leur pouvoir quant à l'utilisation de leur main-d'œuvre comme une variable ajustable du système de production. Sous couvert de gestion paritaire, ils n'ont eu de cesse par l'intermédiaire de leurs organisations syndicales de contrôler très efficacement la gestion des différents systèmes de prévention institués depuis 1945.

Cette prise de contrôle est rendue possible par les compromis passés, dans un jeu de donnant-donnant, avec les syndicats de salariés, plus attachés à la redistribution des résultats pendant les Trente Glorieuses, et à la défense de leurs acquis dans les décennies suivantes. Les organisations syndicales de salariés, sauf très récemment la CGT, ne se sont jamais emparées des véritables enjeux de santé au travail et leur combat a principalement concerné les modalités de réparations.

La reconnaissance de l'implication des salariés dans le système productif uniquement au travers du salaire et de la rente permet bien sûr d'éviter tout débat sur les conditions de travail et une organisation de travail plus respectueuse des salariés.

Les salariés continuent à payer au prix fort l'abandon du principe de prévention en matière de santé au travail. Alors que les syndicats de salariés défendent pied à pied le droit au travail, les syndicats d'employeurs continuent à verrouiller le domaine de la santé au travail. À titre d'exemple d'un de ces compromis sociaux fossoyeurs du droit à la santé au travail, l'accord récent de mars 99 entre le Medef et la CFDT, lors du Conseil supérieur de la prévention autour de la gestion de la médecine du travail. Pacte de non-agression réciproque entre la CFDT qui renonce à demander la fin du monopole de gestion de la médecine du travail par le Medef, et le Medef qui renonce à quitter le conseil d'administration de la CNAM gérée par la CFDT. Il en est de même des institutions comme l'Institut national de recherche en sécurité géré depuis la Libération par les seuls employeurs.

La santé au travail relève de la problématique de santé publique et, à ce titre, ne devrait pas être déléguée aux seuls partenaires sociaux. L'État, pourtant garant de nos droits fondamentaux, s'est peu impliqué dans le débat autour de la santé au travail. Il a poursuivi l'élaboration de textes relatifs à l'hygiène et à la sécurité dans un réel souci de prévention normative mais ne s'est pas donné les moyens de leur mise en application.

Une contradiction majeure

Les acteurs de prévention se sont ainsi trouvés dans une contradiction majeure entre des objectifs de prévention et des moyens d'action contrôlés par les seuls employeurs. De nombreuses dérives ont été observées comme la sous-déclaration chronique des pathologies professionnelles permettant l'externalisation d'une partie de leurs coûts vers la branche maladie, l'absence de consensus scientifique indépendant sur les risques professionnels majeurs et l'absence de réelles politiques de prévention. Le scandale de l'amiante est à ce titre exemplaire du dévoiement du système de prévention : quelle marge de manœuvre reste-t-il aux acteurs de prévention pour porter leur message quand la majorité des acteurs concernés restent sourds aux problématiques qui mériteraient d'être soulevées ?

Dégradation inquiétante de la santé au travail

Autre sujet d'inquiétude légitime : non seulement les pathologies professionnelles progressent, c'est-à-dire que le nombre de maladies professionnelles augmente, mais de nouvelles pathologies liées aux conditions ou au type de travail apparaissent.

Pendant les Trente Glorieuses, le chiffre des accidents du travail a continûment baissé sous la double conjonction des progrès techniques des machines en terme de sécurité et des règles normatives de sécurité, donnant l'illusion d'un système de prévention efficace. La prévention des maladies professionnelles que l'on définit comme " une atteinte de la santé survenue à la suite d'une exposition prolongée et habituelle à un risque professionnel " avait déjà été soigneusement occultée par le système de reconnaissance administrative de ces maladies. En effet, la complexité des démarches permettant cette reconnaissance est responsable d'une sous-déclaration massive de ces pathologies. Sur ce point, le rapport Deniel est explicite2. Depuis 1987, l'analyse des indicateurs montre une stagnation des chiffres d'accidents du travail et une explosion exponentielle des maladies professionnelles.

À côté des pathologies classiques liées aux atteintes directes par les nuisances physico-chimiques encore fréquemment retrouvées, les atteintes dues à un usage excessif ou inapproprié des hommes et des femmes au travail, liées à des tâches répétitives sous contrainte de temps, sont en constante augmentation. Enfin, des atteintes à la dignité et à l'estime de soi témoignant d'une souffrance psychique liée aux nouvelles organisations du travail se retrouvent de plus en plus fréquemment 3. Cette évolution est induite par l'emprise de plus en plus importante de la sphère financière sur le système productif. Les objectifs de rentabilité accrue imposés aux entreprises pour satisfaire l'actionnariat ont profondément transformé les organisations du travail et les méthodes de management. Objectifs irréalistes, prescriptions inapplicables, néo-taylorisation, moyens insuffisants, contrôles de plus en plus perfectionnés, communication managériale manipulatrice, peur du chômage détruisent relations sociales et individus.

Un déni

Les médecins du travail confrontés à cette progression des pathologies professionnelles depuis la fin des années 80 se sont trouvés impuissants à endiguer cette évolution. Plus grave, se pose à eux le dilemme entre droit au travail et droit à la santé : " la dégradation de la santé du salarié sera-t-elle plus importante dans sa situation de travail à risque ou dans la situation de chômage qu'induirait une inaptitude médicale pourtant justifiée ? ". La prise de conscience des limites du système de prévention de la santé au travail les a conduits à témoigner dans l'espace public, notamment dans Souffrances et précarité au travail, un ouvrage du collectif Paroles de médecins du travail 4. Le but : qu'une prise en charge collective de cette problématique soit posée. Depuis 1998, les médecins du travail demandent explicitement l'indépendance du système de prévention. Ces témoignages se heurtent à un véritable mur du silence depuis des années.

La dégradation de la santé au travail fait actuellement l'objet d'un déni massif. Ce déni démontre, sans aucun doute, l'importance des enjeux autour de la santé au travail : les limites du pouvoir de l'employeur vis-à-vis des salariés et vis-à-vis de leurs actionnaires, du sens donné au travail, du droit des individus. Cette évolution pose également la question du rôle de l'État dans la garantie de nos droits fondamentaux. La santé des hommes et des femmes au travail est un droit que l'État se doit de réaffirmer et de faire respecter en s'en donnant les moyens.

1. La santé au travail, Le monde du travail, Annie Thebaud-Mony, Éditions La Découverte, 1999.
2. Rapport Alain Deniel, remis le 7 octobre 1997 à Martine Aubry.
3. Contenu du travail, finalité, organisation du travail,
Philippe Davezies, Revue des comités d'entreprise n°77, 1998.
4. Souffrances et précarités au travail, Collectif Parole, Éditions Syros, 1994.