Comités d'éthique et démocratie

Jean Michaud*
*Membre du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE).

Les comités d'éthique, mis en place depuis une quarantaine d'années pour réfléchir aux conséquences des progrès scientifiques et à l'ambiguïté des projets, tiennent lieu de pôles d'information. Ils n'ont aucun pouvoir de décision, mais simplement de recommandation. Le plus souvent, leur avis est retenu par la loi. Se pose alors le problème de la légitimité démocratique de cette instance, et de son influence auprès du Parlement.

Le paysage institutionnel de nombre de pays d'Europe s'est enrichi depuis quelque quarante ans d'organismes nouveaux : les comités d'éthique. L'un des plus connus et l'un des tout premiers a été le Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et la santé (CCNE), créé par un décret du 23 février 1983. C'est ainsi qu'un vocable d'origine antique a connu une renaissance brillante : “éthique” qui n'a nullement supplanté le mot morale dont il n'est pas, quoi qu'en croient certains, le synonyme. La notion d'éthique a repris vigueur face aux progrès scientifiques, notamment en biologie. Il s'est avéré que ces progrès en des domaines divers comme la procréation, le diagnostic, la génétique se signalent par l'ampleur de leurs conséquences mais aussi par l'ambivalence de leurs objectifs. Ils offrent à la société des enjeux. Et c'est à l'éthique de définir ces enjeux pour éclairer les choix les meilleurs pour cette société. Il n'est que de citer la médecine prédictive et le clonage pour s'en convaincre. Les comités d'éthique sont devenus le lieu de la réflexion nécessaire. Cette réflexion se traduit par des avis ou des recommandations et jamais par des décisions. Elle s'ouvre aussi au moyen de ces instruments vers des perspectives législatives.

Des avis devenus de plus en plus directifs

Ainsi le Comité français termine certains de ces textes par le souhait en tel ou tel domaine d'une intervention de la loi. À vrai dire il l'a fait surtout entre ses débuts et les lois de juillet 1994 dites “de bioéthique” (1er et 29 juillet). On peut constater à la lecture des dispositions adoptées que sur nombre de points la position du Comité citée au cours des débats a été retenue. D'ailleurs pendant le travail des commissions certains de ses membres ont été entendus.

Il n'en fallait pas davantage pour que ce processus soit critiqué au nom des prérogatives du Parlement. Le CCNE aurait tendance à supplanter le législateur. Cette manière de voir pourrait se trouver renforcée par l'évolution de son assise juridique. Un décret, rappelons-le, l'avait créé, lui donnant pouvoir de formuler des avis. L'article 23 de la loi n° 94-654 du 29 juillet 1994 lui a donné une base législative et lui a confié le loisir de présenter également des recommandations. On est passé de " voilà ce que nous pensons " à " voilà ce qu'il conviendrait de faire ". Sans avoir force de décision ce pouvoir a maintenant une tendance quelque peu directive. Si le Comité ne propose pas des textes mis en forme, il n'en énonce pas moins des souhaits en fonction de l'opportunité de leur contenu.

Un travail d'exploration préalable

On ne peut donc nier que le Parlement risque de se trouver influencé par une instance officielle sans légitimité démocratique. En effet, le CCNE ne procède pas de l'élection mais de la désignation de ses membres par diverses autorités, dont le président du Sénat et celui de l'Assemblée nationale. Peut-on dans ces conditions considérer que son action porte atteinte à la démocratie, que le Parlement se trouve dessaisi dans une bonne mesure des pouvoirs qui sont les siens en des domaines d'importance capitale pour la société mais qui dépendent de considérations techniques dont la complexité rend difficile le débat ?

C'est cette complexité même qui permet d'apporter une réponse. Pour une bonne part les sujets traités exigent une étude et une compréhension dont les éléments échappent dans un premier temps à “l'honnête homme”. La définition du blastocyte, des spermatides, de l'ADN échappent a priori au parlementaire moyen. Il lui faut comme à chacun d'entre nous un travail d'exploration préalable. Certes il ne sait pas tout en bien d'autres matières. Mais ici la connaissance importe davantage qu'ailleurs car (et nous pesons nos mots) le sort de la société est en cause.

Ainsi l'effort d'information est-il nécessaire. Qui est en l'état, le mieux à même d'y contribuer, sinon le Comité d'éthique au sein duquel les non-scientifiques ont dû eux-mêmes fournir cet effort ?

Les Assemblées gardent leurs prérogatives

Le Parlement n'est jamais lié par les suggestions qui lui sont faites. Il sait bien le montrer le cas échéant : la loi du 20 décembre 1988, dite loi Huriet-Sérusclat sur les essais sur l'homme, s'est éloignée en bien des points de la position du Comité exprimée en 1984. Autre exemple : cet organisme a été moins restrictif que le législateur de 1994 quant à la recherche sur l'embryon. Ainsi les Assemblées montrent qu'elles savent conserver toutes leurs prérogatives même sur des sujets de haute technicité. Ceux-ci ne sauraient être traités sans consultation extérieure. Un organisme a été créé non pas spécialement pour offrir cette consultation, mais qui peut y pourvoir. C'est maintenant le Parlement qui a voulu qu'il en soit ainsi, puisqu'il lui a donné (art. 23, loi n° 94-654 du 29 juillet 1994) la marque de l'origine législative. L'argument avançant le risque d'atteinte aux pouvoirs démocratiques, qu'on pouvait à la rigueur tenter d'avancer lorsqu'en 1983 et 1994 le CCNE n'était soutenu que par un décret, perd donc maintenant ce qui lui restait de pertinence.

N'oublions pas enfin que par son pluralisme et sa pluridisciplinarité le Comité est censé refléter en quelque mesure le sentiment de la société vers laquelle il se tourne souvent. Le Parlement, en se tournant à son tour vers le Comité, ne peut que compléter sa propre information. Sa liberté totale de décision n'est pas entachée par son souci d'en apprendre davantage auprès de ceux auxquels il a donné mission de s'exprimer. Ce n'est pas un déficit mais un surcroît de démocratie que les comités d'éthique sont en mesure d'entraîner.


Extrait

Philosophie, le manuscrit de 1942

" L'insistance bien trop grande sur la différence entre la connaissance scientifique et la connaissance artistique vient sans doute de l'idée inexacte que les concepts adhéreraient solidement aux “choses réelles”, que les mots auraient un sens complètement clair et déterminé dans leur relation à la réalité et qu'une proposition exactement construite à partir d'eux pourrait nous livrer pour ainsi dire complètement tel état de choses “objectif” visé. Mais nous savons bien que même le langage n'a prise sur la réalité et ne lui donne forme que dans la mesure où il l'idéalise. Même le langage s'applique au réel au moyen de formes déterminées qui sont de l'ordre de l'esprit et dont on ignore d'abord quelle partie de la réalité elles peuvent accueillir et mettre en forme. La question de savoir si quelque chose est “exact” ou “faux” peut sans doute être posée et décidée en toute rigueur à l'intérieur d'une idéalisation, mais elle ne peut être ni posée ni décidée dans la relation au réel…
Toute philosophie authentique se tient donc aussi au seuil entre la science et la poésie. "

Werner Heisenberg