Transformer l'argent spéculatif en argent citoyen

Armand TARDELLA *
* Consultant en stratégie d'entreprise, animateur du PPACS (Parti pris d'action citoyenne et solidaire) et du SELSQY (Système d'échange local de Saint-Quentin en Yvelines).

Les désordres économiques actuels et la misère sociale qui les accompagne, trouvent deux causes : la spéculation financière, et la démission du politique face à l'économique. Pour lutter contre cet engrenage, différentes propositions émergent. L'association ATTAC (Action pour une taxation des transactions financières pour l'aide au citoyen). L'association PPACS (parti pris d'action citoyenne et solidaire) cherche à transformer l'argent spéculatif en argent citoyen. La réflexion s'articule autour de l'idée suivante : l'argent ne doit plus rapporter d'argent. Si l'on ne peut raisonnablement envisager de se passer d'argent dans l'économie moderne, il est possible de transformer son caractère "spéculatif", c'est-à-dire limiter dans ses fondements mêmes les possibilités de spéculation.

Comment se présente l'argent citoyen ? Certainement sous une forme proche de l'unité de compte des SEL (Systèmes d'échanges locaux), c'est-à-dire un argent sans intérêt monétaire, qui ne coûte rien lorsqu'on l'emprunte, et ne rapporte rien lorsqu'on le prête. Un argent créé à chaque échange pour en mesurer la valeur, qui en définitive, mesure plus "l'être" (l'échange, le faire) que "l'avoir". En effet, il n'est pas "assis" sur des biens, des réserves existantes, mais sur la confiance que l'individu a dans la société. À chacun donc de construire cette confiance par une relation citoyenne, garante de l'équité et de la réciprocité des échanges entre les hommes. Mais les SEL sont des associations de quelques centaines d'individus maximum où l'échange économique est souvent le prétexte de la relation sociale. C'est le domaine du micro-social. Dans l'état actuel des choses, en France, les SEL n'ont pas vocation à modifier le système économique national. Il faudrait pour cela transposer l'esprit des SEL à un niveau macro-économique (voir page 19).

L'avoir WIR, une expérience suisse

Cette transposition a déjà été partiellement réalisée. Le meilleur exemple est aujourd'hui la banque suisse WIR. Cet organisme (cercle économique-société coopérative Wirtschaftring-Genossenschaft) est créé en Suisse en 1934, en pleine crise économique, par quelques patrons de PME (petites et moyennes entreprises), dans le but de s'entraider, et d'organiser l'échange des marchandises sans argent (les francs suisses faisaient défaut). Mais tout compte fait, l'expression "sans argent" est inappropriée, car pour gérer la réciprocité des échanges, WIR a fondé une unité de compte, indexée sur le franc suisse, "l'avoir WIR", qui fonctionne comme de l'argent. Cet avoir correspond juridiquement à un crédit client-fournisseur à 0 %. Ainsi WIR gère, et organise la compensation des comptes crédit-fournisseur de ses clients. La banque rémunère le service qu'elle rend en prélevant 0,5 à 1 % sur chaque transaction, en francs suisses. Elle fonctionne donc pratiquement comme un SEL, à ceci près qu'elle a des clients à la place d'adhérents, qu'elle s'adresse à des entreprises plutôt qu'à des individus, et que la relation économique prime sur la relation sociale. Comme dans le cas des SEL, elle édite périodiquement un catalogue d'offres et de demandes qu'elle diffuse à ses clients, elle organise des foires, analogues aux bourses locales d'échanges (BLE ) des SEL. WIR acquiert le statut de banque en 1936, mais ce statut n'est pas absolument nécessaire pour fournir le service qu'elle rend. Aujourd'hui, de petites sociétés françaises fonctionnent sur le même modèle (mais pas dans le même esprit) sans détenir le statut de banque.

Aujourd'hui WIR possède 60 000 clients, centrés intentionnellement sur les PME et les artisans, représentant 20 % de l'ensemble des PME suisses. Ils échangent l'équivalent de 10 milliards de francs français en avoirs WIR, et dégagent un résultat nettement excédentaire. À la différence des SEL, cette banque propose des crédits en WIR au taux de 1,75 % dont les intérêts sont payés en francs suisses.

L'expérience WIR prouve que tout n'est pas impossible en termes monétaires. Nous ne sommes pas aussi impuissants que nous le croyons devant les marchés financiers. Tout devient réalisable avec un peu d'imagination et de motivation. En effet, même si ce n'est pas l'optique de ses dirigeants, l'expérience WIR pourrait, sur le principe, se généraliser, transformant, sur le plan macro-économique, l'argent spéculatif en argent gratuit (au taux de gestion près). Cependant, passer de l'argent spéculatif à l'argent gratuit n'est pas encore suffisant, Il peut toujours s'accumuler au lieu de circuler. Il faut franchir une étape supplémentaire pour créer l'argent citoyen.

Lutter contre l'économie de rançon

Le meilleur argument pour s'en convaincre est celui que l'économiste et homme d'affaire Silvio Gesell a développé dans son livre L'ordre économique naturel publié en 1911, pour expliquer l'origine de l'intérêt. Libéral convaincu, celui-ci constate que la loi de l'offre et de la demande est systématiquement déséquilibrée en faveur de la demande par la nature même de l'argent. Dans la relation d'échange économique, l'offreur apporte des produits, le demandeur, de l'argent. Or, l'argent est conçu comme inaltérable. L'offreur, lui, doit vendre sa production rapidement car son outil de production lui coûte même s'il ne vend pas (frais de stockage, maintenance, charges fixes, etc). Tandis que l'argent ne coûte rien au demandeur s'il n'achète pas. Le demandeur est ainsi toujours en position de force dans sa négociation avec l'offreur. L'échange tourne toujours à l'avantage de celui qui a de l'argent, soit par le paiement d'un "intérêt", soit d'une autre manière. Car même avec de l'argent sans intérêt, ce mécanisme fondamental ne disparaîtrait pas. Celui qui possède de l'argent, finit par tirer un meilleur profit de l'échange, et gagner plus d'argent. Il fait payer une "rançon" aux autres agents économiques. Notre économie de marché actuelle est de fait une économie de rançons, où chacun cherche à se trouver dans une position dominante dont il pourra tirer financièrement parti. Par exemple les fusions d'entreprises auxquelles nous assistons aujourd'hui sont une manière de limiter le jeu de la concurrence, d'augmenter ses prix, et de ce fait de faire payer une rançon aux clients. C'est une manière de créer de la pénurie au milieu de l'abondance. Alors, si aucune précaution n'est prise, l'argent devient par nature spéculatif.

Déprécier la monnaie

Pour supprimer le mécanisme de la rançon (au moins celui lié à l'usage de l'argent), Silvio Gesell propose d'instituer un prélèvement mensuel sur l'argent de telle manière que l'acheteur soit exactement aussi pressé d'acheter que le vendeur de vendre. L'analyse des taux d'intérêt sur une période de deux millénaires montre que ce prélèvement doit s'élèver à environ 6 % par an soit 0,5 % par mois. Cette nouvelle monnaie est qualifiée par l'économiste de "franche", car affranchie de l'intérêt et de l'inflation (il n'est plus utile de créer artificiellement de l'inflation pour faire circuler la monnaie).

La monnaie franche a été expérimentée de nombreuses fois, et en particulier en 1932, par le maire de Wörgl, commune autrichienne. L'expérience, concluante, a été stoppée par l'État autrichien au terme de quatorze mois de procédure, pour violation du monopole d'émission de monnaie. Plus modestement, elle est utilisée depuis 1997 dans le SEL de Saint-Quentin en Yvelines. L'expérience montre que cette "monnaie" est normalement acceptée par les adhérents et qu'elle a permis un triplement des échanges. Voici donc ce que pourrait être l'argent citoyen : de l'argent sans intérêt lorsqu'on l'emprunte, mais qui coûte lorsqu'on en possède. Exactement l'inverse de la pratique actuelle.

Quand la politique prend le pas sur l'économie

Pourquoi cet argent-là serait-il citoyen ? Parce que les prélèvements (appelés "cotisation citoyenne et solidaire" dans le SEL de Saint-Quentin en Yvelines) seraient perçus par l'État, et réinvestis dans des actions décidées collectivement par les citoyens. Dans ce cas, la spéculation reste encore possible, mais elle devient plus difficile et moins lucrative. Avec cet argent-là, la politique prend le pas sur l'économie. Pour s'en convaincre, il suffit de remarquer qu'un État qui emprunterait pour réaliser ses projets (politiques) aurait une dette stable (puisque sans intérêts), et le remboursement de sa dette serait garanti par des rentrées fiscales assises sur la masse monétaire créée, et non sur une hypothétique croissance.

Comment cet argent citoyen pourrait-il émerger ? L'association PPACS (Parti pris d'action citoyenne et solidaire), instituée en janvier 1998, cherche à développer un système économique basé sur cet argent citoyen. Trois voies ont été identifiées pour y arriver. À commencer par la voie parlementaire, celle par laquelle il faut tenter de convaincre nos gouvernants du bien fondé de cette idée, de telle manière que des lois soient votées pour transformer le système économique. Ce n'est certainement pas la voie la plus facile. Autre option : la voie "populaire". Elle consiste à promouvoir un mouvement populaire militant dans cet objectif. Pour l'atteindre, PPACS diffuse le fascicule Construire la société du troisième type sur les ruines du collectivisme et du capitalisme, qui propose une manière de faire pression sur les institutions. Enfin, il reste une troisième voie : créer une société coopérative du type de WIR, et y greffer le mécanisme de la monnaie franche. En effet, la "cotisation citoyenne et solidaire" qui rend l'argent citoyen peut s'interpréter comme une cotisation d'assurance, car elle se présente formellement comme une "taxe sur l'avoir". Pour créer une banque centrale à argent citoyen, il suffit alors "d'assurer" les comptes crédits-fournisseurs d'une société coopérative d'échange marchandise de type WIR. On fonde ainsi une AMARE (Assurance mutuelle d'activité d'un réseau économique) qui perçoit les cotisations citoyennes et solidaires et les réinjecte dans le réseau, ce qui suppose un choix politique des orientations.

Aucun obstacle juridique ou fiscal

En tant que société coopérative, l'AMARE, comme WIR, devra prélever 0,5 à 1 % environ sur chaque transaction, pour rémunérer le service qu'elle rend. Voilà qui ressemble à la taxe Tobin et achève de promouvoir l'AMARE comme banque centrale citoyenne. Plus qu'une banque centrale, elle est un État citoyen. Aucun réel obstacle juridique et fiscal ne s'oppose à sa création. L'existence d'organisme de type WIR, et d'autres sociétés françaises analogues le démontre. Il suffit d'oser et de trouver les 10 000 premiers clients. Une première analyse prouve effectivement que sous ce seuil elle ne pourrait fonctionner correctement. La tâche n'a pourtant rien d'insurmontable. En tout cas l'association PPACS s'emploie à le faire savoir.

Il est donc possible, dans le contexte légal actuel, de créer une banque centrale citoyenne, au nez et à la barbe des financiers et des gouvernants. Il suffit que des citoyens le décident. C'est même un État citoyen qui devient accessible, en prenant juridiquement la forme d'une société coopérative, où les membres sont protégés contre toute forme de rançon. C'est peut-être la meilleure manière de s'opposer aux sociétés multinationales.

Pour obtenir le fascicule Construire la société du troisième type sur les ruines du collectivisme et du capitalisme envoyer 50 F, (frais de port compris) à PPACS, 20, rue Toulouse-Lautrec 78280, Guyancourt.