Chronique du sens
Sommes-nous encore une société ?

André PARINAUD*
*Sociologue, auteur de Qu'est-ce que la richesse ?, édition Aubier, 1999.

Entretien avec Dominique MÉDA

Qu'est-ce que la richesse ?En posant cette question, Dominique Méda nous interpelle sur le sens arbitraire de nos raisons de vivre. Elle avait déjà annoncé la couleur révolutionnaire de son investigation philosophique avec Le travail, une valeur en voie de disparition (Éd. Aubier). Aujourd'hui, elle dénonce les économistes qui, en inventant le PIB (produit intérieur brut) et le taux de croissance, ont faussé et détourné l'échelle de nos valeurs. En effet, pour un Occidental, " le productif, voilà le salut. La civilisation c'est la consommation ".

André Parinaud : Dominique Méda, pour vous, les élites et les autorités, comme les citoyens, sont "conditionnés" par cette conviction que l'économie utilitariste traduit aujourd'hui le Sens de la vie pour une société.

Dominique Méda : Prenons un exemple élémentaire : la définition du pauvre en France. Il est celui dont le revenu ne dépasse pas la moitié du revenu médian, ce qui représente 2,4 millions de ménages pauvres et 5,5 millions de personnes en 1994. Or la France, par ailleurs, selon la comparaison des produits intérieurs bruts, est un des pays les plus riches du monde et son PIB a triplé en trente ans. Nous croyons tous que l'augmentation régulière du taux de croissance du PIB peut suffire à résoudre tous nos problèmes individuels ou sociaux.

Le taux de croissance du PIB est devenu le "veau d'or" moderne, une formule magique.

A.P. : Qu'est-ce donc qu'une société riche ?

D.M. : Peut-on envisager sa richesse, calculée en échange de marchandises, même si la consommation est mal répartie et les écarts de revenus importants ? Il suffit, pour répondre, d'envisager l'exemple des États-Unis. On a pu mettre en évidence que ce pays, l'un des plus riches du monde, compte cependant 33 millions de pauvres. Par ailleurs, l'accès aux soins n'y est pas assuré pour tous, la ségrégation sociale est intense et les riches vivent repliés dans des micro-communautés aux revenus et aux habitudes similaires. Une société très inégalitaire est-elle vraiment une société riche ?

A.P. : Autrement dit, la puissance productive du travail qui fascinait l'économiste Smith en 1776, élément déterminant pour apprécier l'évolution aux yeux des autorités, est un faux critère ?

D. M. : Revenons aux sources historiques. Pour Smith et cinquante ans plus tard pour Malthus, il s'agissait de cerner les véritables sources de richesse pour permettre à l'ensemble des ressortissants de la nation d'y avoir accès, avec l'objectif de satisfaire les besoins essentiels de tous les hommes du pays. Depuis 1945, après la déconfiture de la guerre et devant l'immense besoin de reconstruction, les inventeurs de la comptabilité nationale ont repris à leur compte l'identité richesse égal production. Une société riche est une société qui produit — la production étant l'opération qui permet de créer un bien ou un service que quelqu'un s'appropriera sur un marché. Seuls les biens tangibles, selon l'idée de Malthus, peuvent faire l'objet d'un recensement, d'un comptage et donc d'un accroissement ou d'une diminution visible. Seuls les biens et services marchands, en 1945, constituent la richesse nationale. Mais cette conception suffit-elle aujourd'hui ?

La menace qui pèse actuellement sur nous est-elle vraiment la pénurie de biens de base ? La richesse continue-t-elle à être exclusivement issue des biens matériels ? Ne vient-elle pas également du niveau de savoir et de culture, de la bonne répartition des biens, des qualités, des accès aux services et aux biens dans l'ensemble de la population ? N'est-elle pas aussi constituée par l'état de santé, le niveau d'éducation, le niveau de participation démocratique, l'égalité entre hommes et femmes ? Notre société se fissure et s'atomise et les fonctions de cohésion sociale et de solidarité s'amenuisent sans que rien ne mesure leur déclin. Et si nos besoins sont de mettre en valeur autrement nos patrimoines et nos talents, faut-il conserver le même indicateur grossier qui s'imposait au sortir de la guerre ? Faut-il continuer à croire que l'économie est l'intendance de l'État en guerre ? Le PIB ne reconnaît aucune valeur aux "autres temps de l'homme" que le temps productif. D'où cet incroyable retournement : alors que la production devait nous servir à aménager le monde pour nous permettre d'y vivre mieux, alors que l'objectif était de moins travailler pour développer d'autres relations, d'autres activités, à côté de l'activité productive, voilà que nous avons décidé qu'il valait mieux adorer nos chaînes. Nous connaissons une époque qui a, au plus haut point, le fétichisme de la marchandise.

A.P. : En 1970, Georges Elgozy, qui était Inspecteur général de l'économie nationale, dans son ouvrage Les damnés de l'opulence, écrivait : " Il manque une nouvelle Déclaration des Droits de l'Homme pour protéger le citoyen de la société ". Vous posez, aujourd'hui, officiellement la question : Peut-on civiliser la production et civiliser les entreprises ?

D.M. : Si l'on veut éviter le gâchis humain, il est certainement impossible, en effet, de laisser les entreprises disposer librement de la main-d'œuvre, comme s'il s'agissait d'une ressource quelconque appartenant à un marché comme les autres, pas plus d'ailleurs qu'on ne devrait laisser se développer la production sans un minimum de “contrôle social”. Ne faut-il pas faire de la satisfaction universelle des besoins minimaux un objectif majeur dans tous les pays (y compris dans les pays industrialisés dont on sait qu'ils laissent se développer en leur sein des inégalités et une pauvreté croissante), comme nous y invitent régulièrement les rapports du PNUD ?

A.P. : Mais n'est-ce pas notre concept même du travail et son importance qui sont en cause ?

D.M. : Pour beaucoup de personnes, mais surtout pour un courant managérial anglo-saxon de plus en plus offensif, "le travail c'est la vie", même si la notion d'emploi est considérée par certains comme désuète et source de tous nos maux. Pour ce courant de pensée, il paraît révolu le temps des entreprises organisées comme des ruches avec des alvéoles bien distinctes et articulées qui correspondaient aux postes de travail. Le déclin de ce type d'organisation taylorienne des entreprises et du travail aurait pour conséquence la fin du salariat. Certains affirment que le travail est en passe de devenir une entreprise individuelle à l'intérieur d'un marché mondial. Le mot "entreprise" signifierait que l'activité serait pensée comme entrepreneuriale dans son essence. L'entreprise naîtrait de l'individu et recouvrirait l'activité sous toutes ses formes. En quelque sorte, on serait invité à se convertir soi-même en entreprise et chacun devrait se considérer comme une entité économique à part entière, comme un capital humain qui devrait être mis perpétuellement en valeur. Tout serait marché. Le travail devrait être considéré comme un plaisir, une valeur fondamentale de l'épanouissement humain. Dans une telle théorie, la personne est considérée purement et simplement comme un capital qui doit être mis perpétuellement en valeur.

A.P. : N'est-ce pas un rêve socialiste du XIXe siècle que vous évoquez, que la suppression du salariat que nous retrouvons à la fin du XXe siècle ?

D.M. : Le rêve socialiste, de l'époque de Marx par exemple, visait à supprimer le salariat pour libérer le travailleur. Aujourd'hui, le salariat est devenu un ensemble de garanties accrochées au travail, un montage de travail et de protection, comme dit Robert Castel, — qu'on ne peut pas remettre en cause. Aujourd'hui, le salariat est un état désiré et je m'inscris totalement en faux contre les pensées de la "fin du salariat". Je crois qu'il faut reprendre, à de nouveaux frais, une réflexion sur travail et salariat dans le sens de celle qu'a inaugurée Alain Supiot (Au-delà de l'emploi, Flammarion, 1999) et qui vise à garantir de façon collective l'état professionnel des personnes.

A.P. : Certains économistes évoquent le concept de "contrat d'activité" ?

D.M. : Il faut distinguer plusieurs propositions : le contrat d'activité (rapport Boissonnat, 1995) ; le statut de l'actif et les récentes propositions d'Alain Supiot. Toutes visent à concilier flexibilité du système productif et continuité du travail et des garanties qui y sont attachées. Je suis plus méfiante vis-à-vis d'idées — desquelles se rapproche celle de statut de l'actif —qui font passer la notion de "devoir de travailler" avant celle de "droit au travail". Un des objectifs de notre société devrait en effet être d'assurer à chacun l'exercice d'un emploi convenable dont les normes (durée en particulier) devraient être collectivement déterminées : que chacun ait un emploi d'environ 30 ou 32 heures lui permettant de vivre dignement.

A.P. : Ceci repose la question de l'utilité économique et de l'utilité sociale ?

D.M. : Oui. On voit qu'une partie du problème vient aujourd'hui du fait qu'utilité économique et utilité sociale ne se recouvrent pas. D'où ma proposition de constituer de nouveaux indicateurs de richesse, sur le modèle de ceux du PNUD, c'est-à-dire plutôt des batteries d'indicateurs qui mettent en évidence, pour un pays, non seulement le niveau des revenus mais aussi leur répartition, l'état de santé de l'ensemble de la population, le niveau d'éducation, la qualité des libertés publiques, le degré d'égalité entre hommes et femmes, la satisfaction des besoins de base par de bons services publics… Construire ces nouveaux indicateurs implique de reconnaître que l'activité productive (le travail) n'est pas la seule activité enrichissante pour une société, qu'un ensemble de temps considérés habituellement comme non-productifs sont infiniment importants (donc que le concept fourre-tout de "hors-travail" ne nous suffit plus), et parallèlement, qu'il nous faut analyser, mettre en évidence les coûts sociaux qui accompagnent souvent la production micro-économique de richesses telle que calculée par la comptabilité nationale.

A.P. : Vous dites cependant que le hors-travail est peut-être le "nouvel opium" du peuple !

D.M. : On a longtemps considéré le loisir comme une drogue douce ou un simple temps de récupération. C'est avec le développement du capitalisme et de la révolution industrielle, en d'autres termes, avec l'invention du travail moderne séparé, que s'est inventée peu à peu en réaction une "figure des loisirs". La lecture des diverses enquêtes dont nous disposons nous amène à prendre conscience que la coexistence de "l'inutilité" au monde et de l'indisponibilité au monde est de plus en plus mal supportée. Ces insatisfactions sont essentiellement perçues par les femmes parce que ce sont elles qui supportent de plus en plus l'envahissement positif ou négatif du travail, c'est-à-dire celui qui est provoqué par les types de métier qui nécessitent de longues heures de travail (cadres, artisans) ou par les statuts d'emplois précaires. Il nous faut considérer l'incroyable situation faite aux femmes aujourd'hui, qui assument presque entièrement seules, celles qui travaillent tout autant que celles qui ne travaillent pas, la responsabilité des travaux domestiques et qui ont à faire face, de plus en plus, à la double journée.

A.P. : J'ai envie de vous demander à quoi rêvent les femmes ?

D.M. : J'observe que les femmes ne sont pas intervenues en tant que telles dans le débat français sur la réduction du temps de travail et que leur silence a même été, si j'ose dire, assourdissant. Or, il y a, à mon avis, dans la réduction du temps du travail, une occasion formidable de repenser l'articulation des différents temps sociaux, la place des hommes et des femmes dans la société et, en retour, dans l'emploi. Autrement dit, une des idées qui me tient le plus à cœur est que la reconnaissance de la pluralité des activités nécessaires au bien-être individuel et social est la condition pour repenser une nouvelle norme d'emploi, plus courte et mieux répartie d'une part, dans la population active, d'autre part, entre hommes et femmes.

A.P. : Votre étude débouche sur la nécessité de dégager les valeurs de la civilisation en refusant les tabous.

D.M. : D'abord, il faut réfléchir à l'avenir du capitalisme, qui ne considère jamais la valeur d'usage des choses, mais seulement la valeur d'échange. Il est vrai que le marché et le capitalisme ont été porteurs de liberté : les Lumières ont correspondu à une reconnaissance de la liberté individuelle, du contrat et à un renouveau du développement économique. Le capitalisme a détruit les restes du féodalisme, dissous les archaïsmes et favorisé l'échange culturel en incitant à l'échange économique. Mais, aujourd'hui, l'économie décide le périmètre du discible et du faisable. Les descriptions de Marx sur les hommes transformés en simples appendices du capital n'ont jamais été aussi justes. Je dirais que la fameuse "grande société", la société ouverte, la société fondée sur la liberté des individus, est aujourd'hui tellement ouverte qu'elle n'est précisément plus une société, mais une collection d'individus regroupés pour les besoins du moment.

A.P. : Que devrait signifier le terme de civilisation ?

D.M. : Au capitalisme, comme objectif et comme méthode, et à la mondialisation, il nous faut substituer l'impératif du développement humain, c'est-à-dire de développement des facultés physiques, morales, civiles, politiques, économiques des hommes et des femmes. On doit prendre en compte les désirs de paix, de beauté, de relations, d'éducation, de parole, de participation et les prendre au sérieux, les reconnaître comme composantes essentielles du bien-être social, car celui-ci ne se réduit ni à un taux de croissance, ni plus généralement à des considérations exclusivement monétaires.

Construire l'Europe sociale est la priorité pour tous les États européens, s'ils ne veulent pas que leur opinion publique rejette l'Europe et s'ils veulent retrouver une maîtrise de leur destin. Nous ne pouvons nous en remettre au marché. Il faut aplanir les différences de fiscalité, de salaires et de conditions de travail, choisir consciemment notre loi commune, considérer les apports des uns et des autres et de manière volontaire, construire ensemble un modèle social et politique.

A.P. : Dans cette perspective, qui nous mène à une civilisation planétaire, comment analysez-vous le projet d'un revenu de citoyenneté, d'une allocation universelle ?

D.M. : L'idée d'allocation universelle a été notamment développée en 1985 par l'économiste hollandais, Philip Van Paris, et reprise par beaucoup d'autres. Au départ, il s'agissait, en échange d'un revenu minimum garanti, de supprimer la protection sociale, le SMIC et l'ensemble des rigidités du marché du travail. Les positions sont aujourd'hui beaucoup plus diversifiées. Certains partisans de l'allocation universelle voient en elle la condition de possibilité réelle de l'exercice de la liberté, en particulier de travailler ou de ne pas travailler ou, mieux encore, d'accepter ou non un travail considéré comme indigne. Mais, s'il faut impérativement trouver des solutions pour les personnes en difficulté, le revenu minimum ne doit pas être une solution de facilité, un prétexte pour ne pas partager le travail ou encore une manière pour la société de se dérober à son devoir de procurer du travail à chacun. Certes, il faut trouver un autre moyen de distribuer le revenu déconnecté de la stricte rémunération et, à mon avis, sortir de la notion de productivité individuelle du travail, autrement dit, ne pas vouloir donner exactement à chacun ce qu'il aurait prétendument apporté (ce qu'on ne peut mesurer). Mais il ne faut pas déconnecter totalement exercice du travail et revenu. Cela me semble un piège. Il faut par ailleurs reconnaître comme risque, et protéger comme tel, l'état de dépendance économique dans lequel se trouvent de plus en plus de personnes ou de sociétés qui sont juridiquement indépendantes, mais économiquement dépendantes. L'essentiel est le développement humain, c'est l'objectif. L'économie doit être au service de l'homme — un homme pluriel — le sujet dans une civilisation qui aurait placé la dignité et la responsabilité au cœur de son code. Voilà les nouvelles valeurs de l'équation de la richesse que nous devons poser.