Jean Chesneaux, un piéton du monde

Anne Brigitte Kern


Tous les écrivains sont voyageurs. L'écriture est un extraordinaire véhicule pour les voyages au-dehors comme pour les voyages du dedans. Raconte-moi ton voyage et je te révélerai qui tu es, proposent la tradition romanesque et la philosophie de l'introspection à celui qui cherche à s'écrire, à se comprendre. Au vif du sujet, invités dans la librairie de Montaigne ou la chambre de Proust, l'exil de Joyce, le souterrain de Dostoïevski ou le laboratoire d'idées de Musil, nous apprenons nous-mêmes, nous sommes palpitants d'humanité. La connaissance de soi libère de l'impossibilité de sortir de soi, découvre le soi et l'autre, trop humains.

La tradition littéraire de l'exploration du hors-soi fait le roman dit d'aventures, le tableau de société, l'invention des mondes. Jules Verne, Honoré de Balzac, Robert Stevenson, Jack London nous arrachent à nos lits d'enfants fiévreux, à notre solitude d'adultes fébriles, nous associent à leurs personnages et leurs paysages, nous transportent dans les villes, les îles, les continents, les climats et les temps que nous pensons différents des nôtres, d'une attractive étrangeté.

Un écrivain témoin

Mais qu'ils soient voyageurs du dedans ou au-dehors, sauf futilité narcissique ou journalistique, les écrivains participent du même monde de la découverte anthropologique. Ils sont nos témoins. C'est sans doute ce dont s'est persuadé Jean Chesneaux, bon connaisseur des images verniennes et des méditations benjaminiennes. Il vient nous raconter ses voyages pour que nous connaissions mieux notre planète, que nous apprenions à y voyager et à voyager avec elle dans le passé et le futur.

Pour ce faire, point de net ni de jet. Point de ces trajets qui sont linéaires et binaires, et laissent tout ignorer du texte et du contexte d'une situation, d'un événement, des gens, mais des aller-vers et des retours-sur, des séjours, des rencontres et des lectures de tout ce qui se donne à lire au voyageur curieux. Jean Chesneaux prend son temps pour essayer de donner au temps universel plus de réalité, et de donner à la réalité du monde le temps de livrer une part de réel. Il est méthodique et organisé car c'est ainsi selon lui que se gagne l'autonomie du déplacement et de la pensée, que le voyage devient une expérience.

En quête de signes

Alternant dans L'art du voyage 1 le genre narratif et le réflexif, il porte l'attention du local au global, du minuscule au majuscule, du particulier à l'universel, du présent au possible, de l'imprévu au probable, de l'ancien au nouveau. Et inversement. Le voyage se spatialise, s'historise, se politise et laisse toujours son empreinte dans l'esprit et sur le cahier journalier du voyageur Jean Chesneaux. Il constate que " le voyageur se meut désormais dans un univers en état d'ubiquité pratique et généralisée. Si reculée que soit sa destination, il reste au contact permanent des soubresauts et des crises du monde. Sur son chemin, il ne peut manquer de croiser (...) les zones sensibles de notre planète destabilisée ; il se heurte aux lieux-clés où se nouent les tensions mondiales de notre temps. Il découvre aussi la force des nouvelles connivences et des nouvelles solidarités internationales unissant des gens, des sociétés que tout semblait opposer". Jean Chesneaux relève donc les signes du monde "mondialisé crisique" et créateur, en Méditerranée comme en Californie, à Berlin comme en Océanie, en Tasmanie comme à Copenhague.

La Chine, après le silence

La Chine semble ne pas seulement être une étape de l'itinéraire de Jean Chesneaux car la Chine est un monde en tout, même pour l'auteur. Objet d'abord du travail universitaire de l'historien et de l'affection communiste du militant qu'il fut, rallié aux thèses maoïstes, la Chine lui imposa un temps le silence. Le temps de sa transformation de pays rêvé en pays réel, le temps que Jean Chesneaux puisse reconnaître et critiquer sa relation à la Chine. C'est l'expérience dont témoigne ces Carnets 2 bien instructifs qui nous proposent de nous interroger sur " la spécificité foncière de l'être-chinois ", et de ne pas rester interdits aux portes de la Cité des Han. La Chine rend Jean Chesneaux lyrique et heureux. Il s'y sent toujours le jeune passager de Baudelaire qu'il cite " les yeux fixés au large et les cheveux au vent ". C'est sûrement que la Chine est éternelle. À la recherche d'un supplément d'être (cela ne pèse pas dans le bagage), voyager avec Jean Chesneaux le piéton du monde est de bonne lecture.

1. L'art du voyage, Bayard éditions.
2. Carnets de Chine, éditions La quinzaine Louis Vuitton.