Le tiers secteur au-delà de la société salariale

André GORZ*
*Ecrivain, auteur de Misères du présent, richesse du possible, Editions Galilée, 1997.

Contre le risque d'un contrôle sur le tiers secteur par les gouvernements, il faut défendre, selon André Gorz, l'émergence du tiers secteur comme lieu privilégié pour le développement d'une nouvelle société dans laquelle le politique et le sociétal ne sont plus subordonnés à l'économique. La mutation informationnelle laisse la place à de nouveaux espaces où le désir d'expérimentation et l'auto-activité peuvent s'épanouir grâce aussi à la reconnaissance d'un revenu de citoyenneté pour tous.

Le développement du tiers secteur est lié à la crise de l'État providence et à sa tendance au démantèlement. Cette crise a des raisons culturelles et économiques.

Culturelles, parce que le développement de l'État social s'est accompagné d'une catégorisation et d'une standardisation administratives des individus, de "l'imposition de procédures bureaucratiques opaques et de normes juridiques" sur des modes de vie et des besoins de plus en plus différenciés, réfléchis et réfractaires à la normalisation1.

Économiques, par suite 1° de la forte baisse, dans le PIB, de la part de la rémunération du travail, sur laquelle le financement des dépenses sociales est principalement assis, et 2° de l'augmentation concomitante de la part des revenus financiers et des profits que la mondialisation et la déterritorialisation soustraient à la fiscalité nationale2.

Le tiers secteur prendra, dans ce contexte, des formes et une extension très différentes selon les buts que poursuit son développement. Celui-ci peut obéir à deux logiques fondamentalement distinctes :

Au-delà de la société salariale

Car, il ne faut cesser de le rappeler à la suite de Jacques Robin, nous entrons dans une ère où le capital, en changeant de nature, a besoin de moins en moins de travail pour sa valorisation ; où, en conséquence, l'activité humaine ne peut se développer qu'en dehors de la sphère de sa valorisation capitaliste, en dehors du travail-emploi. Nous sommes tous des chômeurs, des précaires, des intermittents en puissance. La démonstration factuelle en a été apportée récemment par un groupe de sociologues de l'Université de Munich (la "Projektgruppe für Sozialforschung") qui s'est avisé d'examiner les "parcours professionnels" de l'ensemble des actifs ouest-allemands durant la période 1984-19954. Cinq chiffres peuvent résumer le résultat de cet examen :

- 97 % des actifs ont fait l'expérience du chômage au cours de ces dix années, dont :
- 21 % une seule fois, durant une période courte ou longue ;
- 39 % fréquemment pendant de brèves périodes ;
- 25 % fréquemment pendant des périodes brèves et longues ;
- 12 % ont été définitivement expulsés du marché du travail.

Au total, 64 % ont donc fait l'expérience d'une vie professionnelle de plus en plus discontinue, fréquemment interrompue. Or, nous apprennent les auteurs, la moitié considèrent cette discontinuité comme "normale" et cherchent à tirer parti des intermittences du travail en y expérimentant ou réalisant des modes de vie et des activités nouveaux.

Le tiers secteur, loin d'être un "secteur" à part, est donc potentiellement l'espace dans lequel le désir d'expérimentation et d'auto-activité doit pouvoir s'épanouir. Il a vocation de permettre à tous de sortir, temporairement ou durablement, du travail et de la "société de travail" vers des activités alternatives de leur choix, ou de mener celles-ci de pair avec un "travail" à temps réduit. Il doit être capable d'expansion, ne pas considérer a priori les personnes sans travail comme des "demandeurs d'emploi privés d'emploi". Il doit plutôt, selon la formule de Frithjof Bergmann, "libérer le travail de la tyrannie de l'emploi"5. Pour Bergmann, comme pour Paul Grell qui l'a devancé dans cette voie, il s'agit d'accoucher et de faire fond sur les vocations, projets et désirs latents des sans-emplois, "d'aider le chômeur ou demi-chômeur à s'autoréaliser, sans pour autant le contraindre à adopter des conduites prédéterminées… Il faut faire le pari de la libre activité et de la libre socialisation". Ce qui suppose évidemment la garantie inconditionnelle à tout citoyen d'un revenu social permettant "de vivre dignement" et "de faire des projets"6.

Un premier pas, encore timide, dans ce sens a été fait au Danemark, où tout salarié peut prendre un an de congé avec une indemnité égale à 56 % de son dernier salaire, et retrouver ensuite l'emploi dans lequel il aura été remplacé par un chômeur.

Vers un revenu de citoyenneté

Un "premier pas" plus hardi est préconisé par Ulrich Beck qui, tout comme Roger Sue, s'inspire des Charity Commissions britanniques7. Beck préconise qu'un "revenu de citoyenneté" soit garanti à toute personne qui s'engage volontairement dans une "activité citoyenne" auto-organisée et autodéterminée dans ses modalités et ses contenus. Dans la dernière version de sa proposition, surtout, Beck montre combien il est important d'empêcher que la nature des "activités citoyennes" soit réglementée, normalisée, prédéterminée, par les Commissions qui auront à les valider et légitimer. Rien ne doit brider l'imagination, la créativité, l'originalité des "entrepreneurs d'intérêt public" qui soumettront leurs projets aux Commissions de validation. Celles-ci, par leur composition, auront un rôle de conseillers et non de censeurs. Aucune autorité ou administration, aucun groupement d'intérêt ou corps constitué ne devra avoir de pouvoir de contrôle ou de veto. Les "activités citoyennes" doivent relever de la "spontanéité organisée", de "l'insubordination créatrice", refuser la réglementation et les hiérarchies, "faire contrepoids au manque d'imagination des pouvoirs établis et des bureaucraties", et reposer sur la capacité des "entrepreneurs d'intérêt public" à mobiliser des volontaires pour les projets qu'ils proposent de mener à bien.

Le modèle de Beck appelle quelques réserves (j'y viendrai) mais a le mérite de pointer dans la bonne direction. Il ne crée pas, à proprement parler, de tiers secteur. La sphère des "activités citoyennes" est accessible à tous et à toutes en permanence. À la différence d'un "secteur", elle est perméable et sans frontières. Sa valeur sociale et novatrice vaut aux personnes qui s'y engagent une réputation de civisme et de désintéressement. Elle donne droit à un revenu suffisant mais modeste et à la même protection sociale que le travail-emploi. Mais ce revenu n'est pas une rémunération, car "l'activité citoyenne" ne peut être assujettie à des normes de rendement et de rentabilité : elle est sociale, politique et/ou culturelle et non "productive" au sens économique. Elle permet de "sortir" du travail, temporairement, définitivement ou partiellement et (comme au Danemark et aux Pays-Bas) de retrouver l'emploi qu'on a temporairement ou partiellement quitté. Elle permet à ses acteurs la pleine connaissance, le choix et la maîtrise de leur action. Elle permet de développer des rapports sociaux et des échanges qui ne sont pas médiés par l'argent. En principe sinon en fait, elle met fin à la nécessité de "gagner sa vie" en vendant son temps et ses forces. Beck insiste, en effet, sur le fait que le "revenu de citoyenneté" n'est pas la rémunération des activités citoyennes mais ce qui rend possible leur exercice désintéressé et les inscrit dans l'espace public. Cette affirmation appelle une première objection.

Si le revenu de citoyenneté est bien la condition qui rend possibles les activités citoyennes à valeur sociale, inversement celles-ci sont, dans la formule de Beck, la condition qui donne droit au revenu de citoyenneté, la condition de la survie des sans-emploi. Autant dire qu'on a affaire à un revenu de citoyenneté conditionnel qui oblige ceux qui n'ont d'autres ressources à se dire "volontaires" et que le "volontariat" devient, quoi qu'on en ait, un moyen de gagner sa vie. Il n'est pas évident que les "activités citoyennes" obligatoirement "volontaires" différeront du travail-emploi pour celles et ceux pour lesquels elles sont un "choix" obligé.

D'autre part — et c'est ma seconde réserve — les commissions communales appelées à valider les "activités citoyennes" détiennent de fait un pouvoir de censure et de normalisation. Expérimentations et innovations sociales, artistiques, culturelles, pédagogiques ; techniques et thérapeutiques alternatives, coopératives d'autoconstruction et d'autoproduction, etc., risquent toujours d'être rejetées dans la mesure où elles pourraient léser des intérêts corporatistes, commerciaux ou industriels.

Le revenu de citoyenneté ne peut donc déboucher, comme le voudrait Beck, sur "l'insubordination créatrice", l'émancipation à l'égard du salariat, la démocratie productive, l'autonomie du politique par rapport à l'économique, la refondation de la société et de la citoyenneté sur de nouvelles bases, que s'il s'agit d'un revenu suffisant garanti inconditionnellement à toute personne sans ressources suffisantes : non seulement à celles qui ont été expulsées du marché du travail mais également à celles qui n'y sont pas (ou pas encore) entrées ou s'en sont volontairement retirées. C'est précisément ce "premier pas" que demande l'AECEP (Association européenne pour une citoyenneté et une économie plurielles).

Il est vrai cependant, comme y insiste Beck, que ce premier pas ne pourra déboucher sur une société et une culture nouvelles que s'il existe, dans un environnement social et urbain restructuré, un réseau assez dense d'entreprises d'intérêt collectif et d'"entrepreneurs sociaux", comme les appellent les Anglais, pour que chacun se sente sollicité, entraîné et comme aspiré par l'une ou l'autre des "activités citoyennes" proposées, expérimentées et déployées tout autour de lui.

1. C'est là la "colonisation du monde vécu" que Habermas dénonçait à la fin de sa Théorie de l'agir communicationnel.
2. D'où la nécessité d'une fiscalité transnationale, comme la Tobin tax, que seul un État trans- ou supra national peut imposer.
3. Voir Louise Boivin et Mark Fortier (sous la direction de), L'économie sociale : l'avenir d'une illusion, Ed. Fides, Montréal, 1998.
4. Un résumé de cette recherche a été publié par Gerd Mutz, sous le titre "Dynamische Arbeitslosigkeit und diskontinuierliche Erwerbsverläufe", dans Berliner Debatte/Intitial 8 (1997), n°5 p. 23-36.
5. Les Centres pour un nouveau travail (Centers for New Work) que Frithjof Bergmann développe aux États-Unis et en Allemagne offrent à des chômeurs la possibilité de découvrir, d'apprendre et faire ce que réellement ils ont toujours souhaité faire dans la vie, sans en avoir les moyens et l'occasion. Il leur donne la possibilité de réaliser leur vocation, mise au jour par une méthode patiente d'exploration, tout en autoproduisant à l'aide de technologies avancées une partie de leur subsistance et en accomplissant du travail rémunéré occasionnel. Leur semaine est organisée en trois tranches de deux jours — en "trois temps", comme dit Guy Aznar — consacrées à trois types d'activités. Une documentation est disponible sur Internet en consultant les sites : http://www.newwork@cyberspace.org et http://www.vcn.bc.ca./newwork
6. Paul Grell, "De la politique sociale à l'économie sociale ?", dans Louise Boivin et Mark Fortier, op. cit., p. 187-214. Voir aussi Paul Grell et Anne Wery, Héros obscurs de la précarité, L'Harmattan, 1993 et Sébastien Schehr, La vie quotidienne des jeunes chômeurs, PUF, 1999.
7. Ulrich Beck, Schöne neue Arbeitswelt. Vision : Weltbürgergesellschaft, Campus Verlag, Frankfurt/M., 1999.