Résister et proposer

Dans "Fenêtre sur…" de notre précédent numéro (56), nous avons consacré une partie de cette rubrique à signaler des travaux et des textes de "résistance" à la mondialisation financière en cours et de "propositions" pour des routes menant à une "Terre-Patrie" à visage humain.

Dans les trois textes ci-dessous, l'un de Bernard Maris "résiste" par son accusation des économistes, le second de Claude Alphandéry fait part d'une vie "résistante et proposante", le troisième d'Alain Supiot "propose" la refondation du droit au travail.

Lettre ouverte aux gourous de l'économie*,


de Bernard Maris
* Bernard Maris, Lettre ouverte aux gourous de l'économie qui nous prennent pour des imbéciles, Albin Michel, 1999.

Ce livre est un pamphlet féroce contre les économistes qui tiennent le haut du pavé. L'auteur avait récemment écrit avec Philippe Labarde un livre à succès "Ah ! Dieu, que la guerre économique est jolie". Cette fois il s'en prend tout seul aux économistes eux-mêmes et au vide de la théorie économique elle-même.

Bernard Maris sait de quoi il parle. Aussi prend-il la main dans le sac de leur incompétence et de leur arrogance les "Nobels" et "pressentis". Debreu, Merton et Sholes sont tournés en dérision. Mais celle-ci atteint aussi bien Minc, Attali, Sorman que des responsables patentés de premier plan comme Malinvaud et Camdessus.

Le cri d'indignation de l'auteur devant les retournements de veste de ces sommités nous incite à réfléchir non à la théorie économique, mais au travail, au temps, à l'argent et pour ce faire, à revenir aux interrogations de Smith, Keynes et Marx.

Cependant l'ouvrage nous laisse sur notre faim. Certes, Bernard Maris exprime son souhait dans les dernières pages : "Et si la question que devaient désormais se poser les économistes était : qu'est-ce que la richesse et comment la partager ?". Mais il ne fait pas une fois allusion à la mutation informationnelle en cours ; il ne parle pas de l'économie de l'immatériel ; il ne mentionne nullement les monnaies plurielles… Nous voici contraints de chasser de notre esprit l'inquiétude que peut-être Bernard Maris, malgré ses critiques pertinentes, reste lui aussi à l'intérieur du "marché capitaliste orthodoxe" ; nous espérons qu'en réalité il prépare pour un prochain ouvrage une suite de propositions concrètes dont nous avons tant besoin pour bâtir un autre monde.

JR

Vivre et Résister*,


de Claude Alphandéry
* Claude Alphandéry, Vivre et Résister, Descartes et Cie, 1999.

Claude Alphandéry, notre ami, publie un texte biographique, sous le titre Vivre et Résister, ce qui est déjà tout un programme ! Il nous livre avec modestie un itinéraire de vie heurté : entré à vingt ans dans la Résistance, il met dans cet engagement l'espoir de promouvoir un monde plus juste ; mais proche du compagnonnage communiste, au sortir de l'ENA, les expériences de terrain le contraignent à abandonner le modèle soviétique. Devenu banquier, il se consacre bien vite à cerner les rapports entre l'État et le citoyen et à s'insérer dans la vie associative. Les politiques de la ville et du logement retiennent alors tout son intérêt.

Ainsi après avoir résisté aux systèmes totalitaires tant du communisme que du libéralisme capitaliste, il entreprend une lutte permanente contre l'exclusion par l'insertion économique. Il nous livre des réflexions très utiles pour une coexistence entre pouvoir et contre pouvoir, pour une conjugaison heureuse entre les contraintes de l'économie et les expériences du social. Les pistes qu'il propose sont à méditer dans les transitions en cours aujourd'hui.

JR

Au-delà de l'emploi*,


sous la direction d'Alain Supiot
* Alain Supiot (sous la dir. de), Au-delà de l'emploi, Flammarion, 1999.

Magistrale enquête européenne de juristes et spécialistes du travail, Au-delà de l'emploi, sous la direction d'Alain Supiot, fait suite à sa Critique du droit du travail (PUF, 1994). Non seulement par une analyse globale et décapante de l'effondrement des conditions de vie et de travail des salariés européens depuis le début de la crise, mais par les propositions faites en vue de refonder le contrat de travail — et social — rompu par le darwinisme social régnant.

Ce sont, souligne-t-on d'abord, à la fois les chômeurs et l'ensemble des travailleurs qui sont livrés désormais à la flexibilité-précarité actuelles. Si bien qu'à travers cet "ajustement de la ressource humaine aux fluctuations du marché" on assiste à la rupture du pacte fondateur sous-jacent entre exigences économiques et sécurité sociale d'existence. D'où l'apparition contestée dans ladite "Europe sociale" d'un droit du travail purement instrumental.

Le grand mérite de l'auteur (voire des) est d'analyser le travail sous un angle transdisciplinaire dans l'unité de toutes ses dimensions : sociale, économique, juridique et même philosophique. Ainsi, en un temps où le travail précaire (avec CDD) tend à devenir la norme aux dépens du travail permanent (avec CDI), on constate la fragmentation et le délitement des statuts professionnels autrefois garantis. De là, notamment, une instabilité croissante des parcours vitaux et un bouleversement du temps de travail qui remettent en cause la notion de sécurité (personnelle et familiale) du travailleur et l'intégration même aux collectifs et à la citoyenneté.

D'où l'urgence de refonder un véritable droit du travail reposant sur la compréhension des nouvelles réalités et sur le principe de l'adaptation du travail à l'homme et non de l'inverse actuel… En conformité notamment avec la Convention européenne des droits de l'homme.

Jean Liberman