Européaniser les Balkans


Jean CHESNEAUX*
*Jean Chesneaux est Président de Green Peace FranceCet article est aussi paru dans le mensuel Les Idées en mouvement.

La crise du Kosovo peut-elle être l'occasion pour l'Europe, si divisée en 1991-1992 à propos de la Slovénie, de la Croatie, et avec des conséquences si désastreuses, de s'affirmer comme réalité politique et pas seulement comme "montage" économique et monétaire ? Le Kosovo, qui a tant besoin de l'Europe, va peut-être contraindre l'Europe à exister.

Avec la crise du Kosovo, comme déjà après 1991 en Croatie et en Bosnie, la guerre oubliée depuis 1945 frappe sauvagement au cœur même de l'Europe géographique. Mais l'Europe politique est restée bien timide. Elle a laissé détruire Vukovar, massacrer des milliers de non-Serbes à Srebrenica, et Sarajevo soutenir un siège épuisant : au Kosovo même, privé par Belgrade de son autonomie depuis 1989, les démocraties européennes — France incluse — n'ont guère soutenu, et le mot est faible, les courageux efforts d'Ibrahim Rugova et des démocrates kosovars, pour maintenir une société civile, une administration parallèle, des médias, une vie culturelle. L'Europe ne s'était un peu impliquée que tardivement et subsidiairement, avec les 2 000 observateurs de l'OSCE1 envoyés en application des accords Holbrooke-Milosevic et retirés dès l'échec des négociations de Rambouillet, en février-mars 1999.

Avec les frappes aériennes, c'est l'OTAN mi-américaine mi-européenne qui mène le jeu. L'Europe est-elle capable de prendre chez elle une initiative politique qui lui soit propre ? L'Europe, c'est-à-dire en fait l'Union européenne, appuyée fortement sur ses quinze États membres, alors que l'OSCE n'est qu'une structure lourde, aux moyens faibles et à la compétence incertaine. La situation tragique du Kosovo saigné par l'épuration ethnique et l'exode massif des évacués, celle aussi de la Serbie rudement frappée, celle si précaire du Montenegro, n'exigent-elles pas que l'Union européenne soit capable de dépasser les ambitions économiques et financières de Maastricht (le Marché unique, les critères de convergence, l'euro), pour s'affirmer comme acteur politique ? Le champ d'initiative lui est largement ouvert. Dans l'urgence, ne pourrait-on pas envisager que les Kosovars brutalement jetés sur les routes et dépouillés de leurs papiers d'identité par les forces serbes reçoivent une sorte de laissez-passer européen ? Ce serait un geste politique à forte portée symbolique. Et les déserteurs serbes, auxquels la France et l'Italie refusent aujourd'hui l'asile, ne méritent-ils pas les mêmes attentions naguère accordées par de Gaulle aux déserteurs américains fuyant le Vietnam et accueillis par lui chez nous ?

Pour aller à l'essentiel, quelle pourrait être la contribution politique propre de l'Europe au retour de la paix ? Très influencée par les conceptions militaires américaines, la stratégie de l'OTAN a privilégié une "utopie de la guerre technologique"2 comme arme absolue, méta-humaine, dont l'originalité est de faire essentiellement des victimes civiles ; elle a laissé en arrière l'indispensable offensive politique contre Milosevic. C'est à l'Europe de combler ce vide en proposant un projet pour le Kosovo, et en offrant notamment l'envoi d'une force de paix intereuropéenne. Si la guerre s'arrêtait, ne pourrait-on envisager pour le Kosovo un statut intérimaire sous garantie européenne ? Cette garantie de contrôle international a déjà été testée, ainsi à Trieste jusqu'en 1954. Et l'Europe, qui veut riposter par les frappes de l'OTAN aux crimes contre l'humanité commis au Kosovo par les forces serbes régulières et irrégulières, doit peser encore plus activement en faveur des urgentes poursuites judiciaires contre les criminels ? Le "droit de Nüremberg" fait partie de la culture politique européenne, il est né au cœur de l'Europe meurtrie.

Quant à l'Est, si l'Europe a tout à gagner à de bonnes relations avec la Russie — à commencer par le Kosovo —, c'est en termes d'extériorité géopolitique ; Vladivostok n'est pas en Europe… Mais l'impact de la confrontation bipolaire mondiale pèse aussi de l'intérieur sur l'Europe, et un lourd différentiel économique entre Europe de l'Est et de l'Ouest survit au "rideau de fer". Accueillis peut-être prématurément dans l'OTAN, la Pologne, la Hongrie et la République tchèque savent qu'il leur faudra attendre des années avant de répondre aux critères de Maastricht et d'entrer dans l'Union européenne, et les autres pays de l'Est plus longtemps encore. Nous ne sommes pas vraiment sortis d'une Europe à deux versants. Ce qui pose le problème des responsabilités économiques de l'Union européenne en Europe centrale et orientale, et avant tout dans les pays de l'ex-Yougoslavie qu'il faudra reconstruire quand la paix y sera revenue. On commence à parler d'un "Plan Marshall" pour la Bosnie, pour le Kosovo, pour la Serbie que les frappes ont ravagée et qui doit revenir à la démocratie et non être "renvoyée à 1389" ; et aussi pour leurs voisins, Macédoine, Albanie, Bulgarie. La référence historique est américaine mais c'est l'Union européenne qui en supportera le coût immense, à elle seule ; les États-Unis ont été clairs à ce sujet. Ici, et l'Europe doit regarder en face cette dure réalité, ce n'est pas seulement "l'après-Kosovo" dont il faudra assumer le fardeau, mais tout "l'après-Mur". C'est seulement à ce prix que l'Europe existera comme projet historique, de l'Atlantique à la Vistule, aux Carpathes et aux Balkans. Faute d'affronter cette charge, elle laisserait subsister à ses portes d'immenses poches de misères, aigries et exigeantes…

"Il faut européaniser les Balkans !" : cette forte parole d'Ismaïl Kadaré3 souligne que l'attente, l'exigence du Kosovo à bout de forces est du même coup une attente, une exigence pour l'Europe elle-même.


1. L'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) issue de la conférence d'Helsinki tenue en 1973, à l'époque de la "guerre froide".
2. Titre d'un texte du sociologue Philippe Breton (Le Monde, 30 avril 1999).
3. Le Monde, 1er mai 1999.