Trois défis pour une Europe adolescente

L'Europe s'est trouvée confrontée en quelques semaines à une accélération des principaux défis auxquels elle doit faire face. Celui de la paix et de la guerre avec le conflit OTAN-Serbie autour du Kosovo ; celui de sa qualité démocratique et de ses institutions avec la démission de la Commission européenne ; celui de son avenir, de son élargissement et de son indépendance avec l'Agenda 2000 et les problèmes de défense et de politique extérieure. L'ampleur de ces défis manifeste rétrospectivement à quel point une monnaie unique ne règle aucun des grands problèmes stratégiques de l'Europe si l'on ne lui donne pas l'espace de légitimité politique et sociale qui constitue une communauté de destin.

Le défi de la paix est évidemment central et s'articule de manière systémique avec le second défi, que nous traitons plus spécifiquement dans l'éclairage de ce numéro, celui de la démocratie. Ce qui a fait la force de l'Europe, y compris dans sa stratégie proprement économique, c'est d'avoir effectué sa reconstruction sur un projet de pacification fondé sur une alternative aux "démons intérieurs" de chacun de ses peuples. À la différence de l'option prise après la Première Guerre mondiale — qui contribua largement à la Seconde du fait du traitement de l'Allemagne par la domination et l'humiliation—, les fondateurs du projet européen ont compris que c'est sa propre barbarie intérieure qui avait conduit l'Europe au désastre éthique et civilisationnel d'Auschwitz. Même si le nazisme avait trouvé sa forme la plus repoussante en Allemagne, aucun des peuples d'Europe n'avait été exempt de tentations totalitaires qu'elles soient néo-nazies, franquistes, fascistes ou staliniennes. Dès lors, le projet mis en œuvre visait d'abord à réunir les conditions de la construction d'une pacification de l'Europe, alternative à sa barbarie intérieure globale et non à la dangerosité spécifique de tel ou tel pays comme l'Allemagne. Même la réduction économiste de ce projet avait encore un sens, puisque la mise en commun, dans la Communauté européenne du charbon et de l'acier, des matériaux privilégiés de la guerre industrielle avait une valeur éthique et symbolique très forte. À l'heure où la guerre est de nouveau présente en Europe, il est essentiel de se souvenir de cette histoire significative. La plus grande partie de notre continent, et au premier chef la Russie, est grosse de conflits potentiels fratricides entre des communautés qui, si elles basculent dans le chauvinisme et la haine du proche, peuvent faire exploser une bonne partie des États actuels. On ne traitera pas les problèmes tchètchène, arménien, kurde, macédonien ou celui des minorités hongroises en Roumanie par des frappes aériennes, pas plus que l'on n'a pu traiter la question palestinienne, basque, irlandaise voire corse sur ce modèle. Il faut toujours en revenir à l'essentiel : dans les guerres fratricides, les guerres de voisinage, la clef de la paix passe par le soutien aux acteurs qui résistent, au sein de leur propre communauté, aux tentations chauvines et identitaires. De plus, lorsqu'on a affaire, comme c'est le cas avec Slobodan Milosevic ou Saddam Hussein, à des dictateurs qui utilisent l'arme du génocide contre leurs propres minorités nationales, il faut éviter à tout prix de leur donner des atouts pour mieux museler leur opposition ou se redonner une virginité patriotique aux yeux de leurs peuples. C'est la leçon des organisations humanitaires ou des mouvements civiques qui, à l'instar de Helsinki Citizen Assembly, ont pu, au cœur de l'ex-Yougoslavie, apporter un soutien moral, politique et matériel aux militants civiques serbes, bosniaques et croates qui luttaient contre les logiques de guerre dans leur propre camp. Il serait temps que les chancelleries et les états-majors se préoccupent des leçons concrètes que les acteurs qui sont sur le terrain des nouvelles guerres civiles peuvent tirer. Même si le recours aux forces militaires classiques ne peut hélas être éludé, toute entrée dans un conflit suppose que l'on soit en état de préparer les étapes ultérieures. Pour l'heure, on en est loin, avec la dominante américaine qui privilégie la logique de l'OTAN plutôt que celle de l'ONU, sélectionne les conflits en fonction de ses options géostratégiques et ne connaît guère que les frappes aériennes comme mode d'intervention.

Le défi de la paix rejoint ainsi pour l'Europe celui de l'exigence démocratique, seule capable de fournir le terreau politique sur lequel se construira une Europe politique qui doit aussi être capable d'assumer une vraie indépendance par rapport aux États-Unis. La démission de la Commission européenne et la nomination rapide de Romano Prodi peuvent, sur l'enjeu démocratique, se révéler positives si elles obligent les États européens à s'engager dans une vraie ambition collective. Comme nous le montrons dans l'éclairage de ce numéro, le déficit démocratique européen comporte désormais beaucoup plus d'inconvénients que d'avantages, y compris aux yeux de ceux qui, se croyant en avance sur les peuples, entendaient réaliser l'Europe sans eux ou malgré eux. Le Parlement européen sort, en partie, renforcé de cette crise, puisque le processus qui a conduit à la démission de la Commission correspond à une quasi motion de censure. Mais ce pouvoir accru exige aussi de sa part de nouvelles responsabilités. Il passe notamment comme l'ont proposé de nombreux mouvements civiques européens par l'élaboration d'une charte des droits fondamentaux, socle de tout futur processus constituant. Ce défi démocratique est donc longuement et précisément évoqué dans notre éclairage introduit par Valérie Peugeot (p. 5). Il est essentiel mais non exclusif. Car la démocratie, fût-elle participative, peut porter plusieurs projets contradictoires : ainsi une Europe démocratique pourrait assumer pleinement le choix d'une Europe intégrée dans un ensemble euro-atlantique et choisir le mode de développement du capitalisme informationnel, qui domine aujourd'hui, et que la troisième voie blairiste se contente de corriger à la marge. Mais cette Europe-là ne résoudra ni le problème de l'exclusion, ni celui des inégalités aggravées, et elle connaîtra probablement la violence urbaine croissante qui a multiplié par deux en douze ans la population carcérale américaine. Elle devra aussi continuer d'accepter de voir les États-Unis gérer politiquement et militairement l'essentiel des conflits européens ou proches de l'Europe, alors qu'elle se trouve être le principal bailleur financier de ces politiques. L'élargissement à l'Europe de l'Est peut même être un facteur aggravant de cette dépendance, du fait de l'adhésion à une OTAN inchangée des trois pays qui sont les principaux candidats à l'entrée dans l'Union : Pologne, Hongrie et République tchèque. C'est dire que, si la qualité démocratique de l'Europe est une condition nécessaire de son avancée, elle est loin d'en être la condition suffisante.

Nous avons besoin aussi d'une Europe ouverte au monde et singulièrement au Sud, comme le souligne Jean Chesneaux, car le modèle de développement du capitalisme informationnel est incapable de faire vivre dans la dignité, la paix et la sécurité écologique six milliards de terriens. Il peut à la rigueur organiser à son profit un apartheid social mondial, mais il ne résoudra ni la violence sociale inhérente à cette logique de domination, ni les problèmes écologiques planétaires que son mode de développement destructeur affrontera de manière croissante.

C'est par rapport à ce défi mondial que nous avons besoin d'une Europe qui joue pleinement la carte de la citoyenneté et de la démocratie, d'un modèle de développement fondé sur une économie plurielle et d'une "politique de civilisation" planétaire (voir le beau texte de Vaclav Havel. Certes, on peut comprendre que l'Europe, après avoir fait ses premiers pas à six au sortir de la guerre ait encore du mal à prendre ses responsabilités. Mais l'ampleur des défis qu'elle a désormais devant elle ne lui donne guère le temps de prolonger sa crise d'adolescence. Il est temps que l'Europe devienne pleinement adulte et qu'elle traite comme tels ses citoyens.

P. V.


1. Transversales n°56, mars-avril 1999.