Transversales Science Culture n°56, mars-avril 1999

Etre européen pour devenir espagnol !

Jordi BORJA

Urbaniste à Barcelone

Le leader conservateur Canovas del Castillo, le grand maître de la restauration monarchique après l´échec de la République espagnole, (aux mêmes dates où s´initiait la IIIe République en France), affirmait, désabusé, en plein débat parlementaire sur l´article de la Constitution qui déterminait ceux qui avaient droit à la nationalité espagnole : "sont espagnols… ceux qui ne peuvent pas faire autrement". Résultat : les collectivités territoriales qui avaient les moyens de faire autrement s´y sont essayées. C´est le cas surtout du Pays Basque et de la Catalogne, mais aussi à un moindre degré ou plus récemment de la Galice, de l´Andalousie ou des Canaries. De plus, dans la nouvelle démocratie espagnole, aucune région n'a voulu renoncer au droit à un certain niveau de "self-government". Le résultat est un "État des autonomies" (territoriales) qui peut se penser comme État à vocation fédérale. Il peut aussi être regardé comme un État doté d'un penchant à l´autodissolution dans le cadre européen. Ou peut-être est-ce le contraire qui arrivera : les autonomies aujourd´hui, le fédéralisme demain, la nécessité de défendre des intérêts communs en Europe peuvent renforcer la cohésion et l´articulation de l´Espagne.

Pour tenter de le savoir, il nous faut nous pencher sur le processus citoyenneté–nationalité-identité dans le cas espagnol. Ou plus exactement, sur la construction et la consolidation de l´État démocratique. Dans le processus vers la démocratie et l´organisation du nouvel État, les identités territoriales ont joué un rôle aussi important que celui des libertés politiques et des institutions représentatives. C'est d'ailleurs un processu inachevé, au moins pour une partie des forces politiques et de la population, qui réclame le droit à l'exercice de l'autodétermination, plus d'autonomie ou même l'indépendance. C´est parce qu´ils s´affirmaient comme basques ou catalans, même comme andalous, galiciens, valencins ou autres, que les secteurs de la population qui se confrontaient à la dictature ont pu élargir leurs bases sociales et radicaliser leurs objectifs démocratiques. Avec la construction d´un État démocratique, il y a juste vingt ans, les Espagnols ont conquis une double citoyenneté : en tant qu´espagnols et en tant que basques, ou catalans, etc.

Même les étrangers, s´ils acquièrent la "nationalité espagnole", doivent acquérir simultanément le "voisinage" catalan, ou basque, etc. La citoyenneté espagnole et la citoyenneté territoriale ne s´opposent pas, mais chacune ajoute un plus à l´autre. Parce qu´on est "espagnol" on est européen, et on a aussi des droits politiques et sociaux garantis, on participe à la redistribution des ressources de l´État, etc. Parce qu´on est citoyen catalan, basque, etc. on a droit à une participation politique propre au sein des"autonomies" et à une gestion des programmes et des services publics de proximité. Cela ne veut pas pour autant dire qu´il n´y a plus de conflit. Il y a conflit au moins à trois niveaux : au niveau de l'Europe, de l'Espagne, et de la nation ou de la région.

• Au niveau européen, il y a actuellement conflit à propos de la participation au sein des institutions européennes : celle-ci doit-elle être le monopole du gouvernement de l´État ou être ouverte à une co-participation ? De même il y a débat sur les circonscriptions électorales pour les élections européennes (uniques ou régionales) ? À moyen ou long terme, certains proposent des "euro-régions transfrontalières" (les trois nationalités historiques Galice, Pays Basque et Catalogne sont frontalières) et d'autres appuient l'indépendance ou la confédération (position nationaliste).

• Au niveau espagnol, avec une Constitution qui définit l'Espagne comme "une nation de nationalités et régions" et des statuts d´autonomie votés massivement dans toutes les "communautés", le type de conflit a changé, mais n´a pas disparu. La tradition centraliste, "unitariste", est toujours forte dans les appareils d´État. Et les tentatives fondamentalistes, particularistes, entre les régions, sont présentes plus ou moins dans chaque communauté.

• Au niveau de chaque nation ou région. On a superposé les "Communautés autonomes" aux "provincias" (départements). On a créé partout de nouvelles structures comme les "comarcas" (collectivités intercommunales). Le municipalisme est fort. Mais ces structures politico-administratives ne sont pas adaptées aux rôles nouveaux et croissants des territoires urbains-régionaux (1). La citoyenneté serait probablement plus effective si le panorama se simplifiait et si des structures de coopération simples entre le gouvernement "autonome" et les municipalités étaient mises en place.

À l'égard de ces multiples débats, l´horizon européen est, tant par ses limites que par ses acquis, un facteur ambivalent. Il joue en faveur de l´Espagne mais aussi de ses "communautés" à plus forte identité : en faveur de l´Espagne, car dans l´immédiat, les régions/nations ont un intérêt commun (Fonds structurel et de cohésion, PAC, etc.) et l´horizon européen permet de mettre en veilleuse les revendications sécessionistes ; en faveur des "communautés" à personnalité plus affirmée qui trouvent dans le cadre européen le moyen d'affirmer leur présence et une perspective d´autonomie accrue. Mais, pour le moment, c´est surtout le premier aspect qui semble dominer. Si cette tendance se prolonge, même le problème plus aigu du terrorisme nationaliste au Pays Basque, devrait trouver une solution durable dans le cadre européen.


1. Voir J. Borja et M.Castells, Local & Global, Ed. Taurus, Madrid, 1997 ; Ed. Earthscan, London, 1997.