Repères

Bruxelles, 1er janvier. La réussite technique du lancement de l'euro rend d'autant plus nécessaire un double débat : l'un sur le projet européen ; le second sur la fonction de la monnaie.

Le débat sur le projet européen ne peut plus désormais être éludé au motif - devenu alibi ces dernières années - qu'il fallait d'abord réussir l'euro et convaincre les Allemands de renoncer à leur attachement passionnel au mark. Le maçon européen est désormais au pied du mur. La ratification du médiocre traité d'Amsterdam d'une part, et la mise en oeuvre de la monnaie unique de l'autre, reposent la question de l'avancée sociale et politique de l'Europe. Cette double avancée est d'autant plus nécessaire que les négociations sur l'élargissement de l'Europe entrent dans une phase active. Si l'on se contente du statu quo actuel, le risque d'une Europe réduite à un grand marché sera considérable. On pourra dire alors que, dans le grand débat entre les pères de l'Europe et les partisans de l'Association européenne de libre échange (AELE) impulsée à l'origine par les Britanniques, c'est la seconde vision qui l'aura emporté. Cette Europe-là n'aurait aucune autonomie réelle par rapport à l'ensemble nord-américain. Nous n'en sommes pas là heureusement et la fenêtre d'opportunité (comme disent les stratèges) qu'offre l'existence d'une majorité européenne plus ouverte au défi écologique et social doit être saisie rapidement. C'est le sens des propositions de réseaux comme les Conférences intercitoyennes (CIC) ou le Carrefour pour une Europe civique et sociale (CAFECS) dont nous évoquons les propositions dans notre rubrique "Fenêtre sur".

C'est dans cette perspective qu'il faut inscrire le débat sur le bon usage de l'euro et plus largement sur ce que nous appelons à Transversales le dossier des "monnaies plurielles". La constitution d'une monnaie unique ne doit pas en effet cacher que nous sommes entrés dans une ère de pluralité monétaire et qu'il s'agit d'inventer un usage civique et solidaire de cette pluralité, aujourd'hui trop souvent confondue avec des intérêts privés. De l'euro aux systèmes d'échanges locaux (SEL) en passant par les monnaies affectées (chèques déjeuners, domicile, mais aussi cartes d'achats dans des magasins particuliers), sans compter les modalités complexes que prendra la monnaie électronique, cette diversité est aujourd'hui impensée démocratiquement comme fut impensé le transfert de fait aux banques du monopole public de création de la monnaie. Il est d'autant plus facile dans ces conditions de faire de la monnaie un signe fétiche coupé de sa signification politique et sociale. Le risque sera grand, avec une Banque Centrale Européenne préoccupée de la seule stabilité des prix, d'oublier que la monnaie est d'abord un outil du lien social et politique. L'euro n'existera pas durablement sans une vraie citoyenneté européenne qu'il s'agit désormais de construire.

Londres, 3 janvier. La presse britannique évoque comme beaucoup d'autres les problèmes du "bug" de l'an 2000. Ce bogue (ou défaut) vient du fait que les informaticiens ont, à une époque où la mémoire informatique était rare et chère, réduit à deux chiffres les dates incluses dans les circuits électroniques. Ce faisant, 00 peut être interprété comme 1900 et non comme 2000 et on risque une belle pagaille, voire pire, le 1er janvier prochain. Cela en dit long au passage sur la faible capacité prospective des acteurs de ce qui fut présenté, dès l'origine, comme l'industrie de l'avenir. Le premier ordinateur, l'ENIAC, date de 1945. Il n'avait que la puissance d'une calculette mais la taille d'un grand gymnase : l'informatique à ses débuts fonctionnait avec des lampes et des câbles et n'a bénéficié que plus tard de la miniaturisation du transistor et du circuit intégré. On comprend qu'à l'époque, la multiplication par deux d'un espace mémoire posait des problèmes considérables. Mais dès la miniaturisation réalisée et généralisée et l'invention du micro-ordinateur dans les années soixante, puis sa transformation et sa généralisation dans les années quatre-vingt, il n'était tout de même pas sorcier d'imaginer l'avenir au-delà de 30 ans ! Étonnante myopie qu'il serait utile d'analyser et de comprendre car le marché n'est pas seul en cause, l'informatique ayant d'abord été l'affaire des États.

Toujours est-il que nous sommes face à ce "big bug" en train de dépenser des sommes colossales pour réparer ce qui peut l'être, et d'attendre dans l'angoisse notre prochain début d'année fétiche. Faut-il que nous ayons, à ce point, peur de revenir à 1900 ! Ne serait-ce pas pourtant, pour l'humanité, une excellente opportunité que d'avoir la possibilité de réécrire un nouveau XXe siècle, à la lumière des leçons que nous pouvons tirer de celui que nous venons de vivre ?

Pourquoi ne pas proposer un grand programme de recherches, de débats, un formidable remue-méninges collectif dans les écoles, les universités, les entreprises et les administrations sur le thème : comment réinventer le XXe siècle ? Comment en éradiquer le pire tout en en gardant le meilleur ? Comment conserver les formidables avancées scientifiques et techniques qu'il a vu naître, en maîtrisant leur usage pour éviter que la découverte de l'atome ne conduise à Hiroshima, les recherches chimiques au gaz moutarde de la Première Guerre mondiale, les avancées de la biologie aux armes du même nom ? Comment garder la fantastique multiplication des échanges et des savoirs permise par la révolution informationnelle sans risquer pour autant le fichage généralisé ? Comment fabriquer des machines à gagner du temps sans se trouver pris au piège paradoxal de la logique de l'urgence et du stress ? Comment utiliser les avancées vertigineuses de la génétique pour mieux soigner, mieux vivre, mieux donner la vie sans basculer dans les manipulations génétiques et la marchandisation du vivant ? Comment réussir la régulation politique qu'appelait la première grande mondialisation financière incontrôlée du XIXe siècle (analysée par Karl Polanyi) sans que ce retour du politique prenne la forme meurtrière du totalitarisme et de la guerre ? Comment aller sur Mars et sur la Lune sans pour autant saccager la Terre et sa biosphère ? Comment faire l'Europe sans qu'elle soit impériale ou coloniale...

N'est-ce pas là un programme stimulant et qui, à tout prendre, si finalement le "big bug" était évité, pourrait nous permettre d'inventer un XXIe siècle à visage humain ?

Davos, 28 janvier. Comme chaque année, le forum de Davos réunit le gratin de l'establishment mondial. Après l'Asie et la Russie, et avant la Chine... la crise financière brésilienne souligne que l'autorégulation des marchés financiers était une plaisanterie aux conséquences de plus en plus tragiques. Cette fois-ci heureusement, d'autres voix s'élèvent pour demander que les fondements d'une régulation politique et juridique mondiale soient enfin posés. Plusieurs réseaux d'ONG comme ATTAC, les collectifs qui se sont opposés à l'Accord multilatéral d'investissement (AMI) et le "Forum des alternatives" ont pris l'initiative de provoquer un débat civique sur Internet courant janvier. Ils organisent aussi une rencontre, "l'autre Davos", dans les environs de Davos, avant de donner une conférence de presse dans les lieux mêmes où se tient le forum officiel. Cette initiative civique ouvre la voie mais elle doit être relayée par des acteurs institutionnels de poids. La France et l'Europe ont un rôle majeur à jouer dans cette perspective d'une réforme des institutions mondiales destinée à réguler l'économie financière. C'est à cela aussi que l'euro doit servir !

Buenos Aires, 2 février. La diffusion de monnaies complémentaires que nous évoquons dans le débat sur l'euro peut prendre dans certains pays des proportions importantes. C'est ainsi qu'en Argentine le "Red Global de Trueque", (Réseau Global de Troc), touche aujourd'hui 120 000 personnes, et essaime au Brésil, en Uruguay et en Colombie. Conçu au départ pour des populations défavorisées, il s'étend actuellement aux classes moyennes. Des billets spécifiques sont émis et gérés. Il est structuré en multiples clubs qui s'organisent de façon très souple. Des échanges sont possibles entre personnes de clubs différents. Le projet est de l'étendre à des PME, en le combinant à des formules d'épargne et de crédits innovantes, pour faciliter le développement de celles-ci. Il sert de modèle en Amérique latine et dans d'autres pays, et suscite l'intérêt de la Banque Interaméricaine de Développement.

Transversales collabore avec le "Laboratoire du Futur" qui a fait venir récemment à Paris la responsable de ce projet Héloisa Primavera pour en parler. Nous comptons organiser en effet dans l'année une initiative (séminaire, colloque et/ou formation) sur la question générale des "monnaies plurielles". Si certains de nos lecteurs sont intéressés par ce dossier, qu'ils nous le signalent.