1999 : Résister et proposer


Jacques ROBIN

Jaques Robin donne ici son sentiment sur les risques et perspectives d'une année 1999 qui peut se révéler décisive



Nous l'écrivions en 1997 : les craquements de la mondialisation financière, issue du capitalisme informationnel, n'attendront pas pour se produire la date mythique de l'An 2000. L'année 1999 représente sans doute une année cruciale dans deux directions : l'organisation d'une résistance sérieuse à l'ultralibéralisme et l'ouverture à des propositions capables de mettre sur pied une Alternative pour que les "Citoyens du monde" se réapproprient l'avenir de notre planète. Deux événements récents donnaient pourtant à croire aux responsables politiques français et européens qu'ils avaient emprunté le bon chemin par la voie d'une social-démocratie européenne revigorée et étendue à la majorité de l'Union européenne. - Le premier événement datait du 12 juillet 1998, au soir duquel les Français s'endormirent "champions du monde"... de football. Trois jours durant, une vraie joie s'empara de la population. Cela créa même un "fait de société" temporaire avec le déferlement du slogan "être tous ensemble". Aimé Jacquet-le-bien-heureux peut déclarer : "Il faut rééquilibrer l'éducation humaine en intégrant l'art, la culture et le sport dans le temps de l'enfant". Las, les règles de la société capitaliste de marché reprirent sans coup férir le pouvoir : la concurrence sans merci comme mode de vie, la performance par tous les moyens pour acquérir un rendement financier immédiat, l'exhibitionnisme du plus riche comme "sens" à nos vies. La corruption se propage aujourd'hui comme le feu dans les milieux sportifs et le dopage s'érige en action nécessaire pour "gagner".

- L'autre événement s'adressa aux Européens. Le 4 janvier 1999, ils furent tous décorés de l'exploit : basculer onze monnaies nationales en "euros" sans bavure technique. Nos dirigeants déclarèrent la "zone euro" à l'abri des grandes tempêtes économiques et monétaires en cours ou à venir. Une croissance raisonnable se développera dans l'Union européenne, le chômage dépérira, le niveau de vie s'élèvera pour tous. Ainsi une simple zone de libre échange suffirait pour aborder le XXIe siècle dans l'euphorie de l'espoir ! Surveillée par sa Banque centrale indépendante, aiguillée par un Comité économique et financier1, l'Union européenne avec adhésion au pacte de stabilité monétaire, et simple adresse de souhaits chaleureux pour l'emploi, contrôlerait "la crise". Las, dès le 15 janvier, malgré un prêt de 41 milliards de dollars consenti par le Fonds monétaire international (FMI), la crise brésilienne éclate : en une semaine, le real, la monnaie brésilienne, perd 37 % de sa valeur et se trouve livrée au pouvoir des marchés financiers. Les conséquences déflationnistes s'en trouvent accélérées dans le monde entier. Déflation et dévaluation s'apprêtent à fondre sur l'Argentine et le Chili, et à l'autre bout du monde, sur Hong Kong et peut-être la Chine.

Quoiqu'en disent nos brillants économistes, tel Jean-Paul Fitoussi, ce qui peut se préparer, ce n'est pas une sortie possible de crise, mais le droit-dans-le-mur. Mais les esprits les plus pertinents persistent à ne pas accepter de réfléchir à la signification des conséquences de la mutation informationnelle : la production des objets, des biens et des services utilisera toujours de moins en moins de labeur humain ; la croissance du PIB, dans sa mesure traditionnelle, augmente le non-emploi dès qu'elle est le fait des technologies informationnelles ; les seules monnaies thésaurisables sont impuissantes à répartir des richesses produites en abondance. Il faut donc résister au paradigme dominant du marché régulateur et du libéralisme économique libérateur. Mais en même temps, il nous faut mettre sur la table des projets menant à la transformation profonde imposée par la nature même de "l'ère informationnelle" ; c'est une fois acceptées des "réformes radicales" (A. Gorz) qu'il sera alors possible de mettre en place des objectifs intermédiaires cohérents avec la perspective.

Des prévisions pour 1999

J'examinerai à grands traits les perspectives pour 1999 dans trois secteurs décisifs : la situation monétaire et économique ; l'emploi - particulièrement en Europe ; la violence sociale.

- La "crise" économique et financière qui a éclaté en 1997 en Asie du Sud-Est n'est qu'un signal visible pour tous de la montée des désordres monétaires, sociaux et culturels que nous dénonçons depuis dix ans dans Transversales : l'intégrisme du marché ultralibéral aggrave les inégalités sociales entre les pays et en leur sein, l'insécurité quotidienne s'accroît et le pillage des ressources naturelles s'amplifie avec la montée des pollutions globales. La crise de l'Asie du Sud-Est s'additionne à la stagnation en cours au Japon depuis trois ans et à la récession russe qui ne connaît pas de répit (en 1998, le rouble perd encore 30 % de sa valeur), sans compter la persistance de la crise mexicaine détonatrice.

Pendant ce temps, les économies occidentales stimulées par l'arrogance des responsables économiques américains, fiers de leur "éblouissante" économie, continuent de miser sur les rendements des fonds spéculatifs (dont les fonds de pension ne sont qu'un élément) ; ceux-là opèrent aussi bien sur les secteurs technologiques de pointe que dans les domaines du pétrole et du bois.

En fait, selon moi, ces "crises" qui s'empilent avec des rebonds cernent progressivement le cœur du système : "Wall Street". Son implosion, dont on tient surtout à ne pas parler, est-elle si lointaine ? Le déficit courant américain approchera les 300 milliards de dollars en 1998. La fragilité financière des ménages américains augmente de façon considérable malgré les apparences : non seulement leur épargne s'effondre, mais ces ménages s'endettent pour consommer et investir en Bourse (la montée des actions compense la stagnation/régression salariale). Or les cours des actions représentent en moyenne 30 fois les bénéfices annuels des entreprises. Que se passera-t-il le jour où ces réalités mineront la confiance ? Comment se négociera la bulle financière qui s'installera alors sur Wall Street ? La réserve fédérale américaine a déjà abaissé par trois fois les taux à court terme qu'elle contrôle. Un effondrement du dollar n'est pas à éliminer dès 1999.

- L'année 1999 signera d'autre part haut et fort les dramatiques conséquences sociales des mégafusions qui s'accélèrent depuis deux années : dans la banque, l'agro-alimentaire, l'industrie pharmaceutique, l'automobile, l'aviation, l'armement, les services, les télécommunications, les biotechnologies..., les fusions s'accélèrent à vive allure. Aux États-Unis, l'augmentation du processus a été de 84 % en 1998. Sautant par dessus les prévisions des États, ces mégafusions s'organisent sous forme de cartellisations, ce qui facilite encore plus la profitabilité des entreprises. Les citoyens des pays industrialisés vont en supporter les conséquences sur l'emploi dès les prochains mois. La déferlante du non-emploi continuera d'exploser. Déjà la mise en place de l'euro en janvier dernier a été saluée par un nouveau saut du nombre des chômeurs officiels en Allemagne, au-delà de la barre des 4 millions.

Regardons de plus près la situation française. L'arrivée d'une majorité "gauche-plurielle" avait fait lever l'espoir d'une diminution du chômage de masse. Après bientôt deux ans, la comptabilité officielle du nombre de sans-emplois ne change guère ; si l'on y ajoute la montée du temps partiel, l'extension des contrats à durée déterminée, c'est bien la précarité qui l'emporte à la ville comme à la campagne.

Restent les fameuses 35 heures ! Je serais le dernier à contester l'intérêt d'inscrire la diminution systématique et répétitive du temps de travail dans les perspectives anthropologiques de nos sociétés ! Je crois aussi que la conduite de discussions de branches ou d'entreprises constitue une certaine remise en cause des modes d'organisation du travail. Mais quel échec ! à mi-décembre 1998, c'est un millier d'entreprises qui ont pris le chemin des 35 heures, sauvegardant ou créant 8 200 emplois. Même avec l'arrivée prochaine de gros bataillons du secteur public (Air France, EDF-GDF, SNCF...) c'est au mieux quelques dizaines de milliers d'emplois créés par l'application frileuse des 35 heures. Les accords de branche acceptés par Martine Aubry comportent presque tous une persistance des heures supplémentaires. La flexibilité extrême obtenue par le patronat ruine la gestion de la faible augmentation du temps libéré obtenue (sans compter le désarroi causé par l'augmentation des tâches subalternes affectées à de jeunes diplômés). On constate en revanche les grosses ficelles d'une social-démocratie qui, de fait, préserve le système capitaliste de marché : discussions sur la fin de la retraite à soixante ans, tentatives de défiscalisation des stock-options pour les cadres, baisses de l'impôt sur le revenu, rengaines pour des fonds de pension "à la française", participation des assureurs privés à la "couverture maladie universelle". Or c'est bien là la ligne générale de la politique de l'emploi dessinée par l'Union européenne. Le long texte signé en commun par Oscar Lafontaine et Dominique Strauss-Kahn(2) affirme l'objectif de cette perspective : "contenir le capitalisme et le marché". Mais ils se trompent de diagnostic. Aucun répit ne sera laissé par le capitalisme informationnel à la recherche frénétique du profit qui prend appui sur la royauté de l'argent et des médias.

- Comment s'étonner alors de la formidable montée de l'insécurité et de la violence au quotidien. Elle se répand comme une traînée de poudre malgré toutes les déclarations des responsables politiques. En France, l'irrésistible extension de la délinquance juvénile et de l'explosion des violences scolaires, se manifeste spectaculairement, et pas seulement à Strasbourg et à Toulouse, car on voit déjà poindre dans Paris l'existence de "bandes armées". Nous entendons vanter un répit de la violence dans certaines villes américaines, en particulier New York ; mais on oublie toujours d'ajouter que deux millions d'Américains (surtout des jeunes et des Noirs) sont en prison en attendant le troisième million pour lequel on se hâte de construire des bâtiments carcéraux. Et le Bronx s'apprête à se transformer en ghettos de riches bien protégés par la police. Ainsi l'inacceptable apartheid s'étend pour qu'un petit nombre de gens toujours plus riches soit à l'abri d'un toujours plus grand nombre d'individus en situation de précarité grandissante. Il est grand temps que la résistance s'étende. Ce qu'elle fait.

Résister et proposer

Déjà, vers la mi-1998, l'échec de l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) avait marqué un recul des prétentions de l'économie capitaliste de marché. Présenté de manière opaque par l'OCDE, cet accord aurait permis aux entreprises multinationales, par-dessus les États et les ensembles géographiques cohérents, de bloquer tout progrès social et écologique, voire d'effacer des acquis antérieurs. La levée de boucliers d'une fraction résolue de citoyens actifs et d'ONG a arrêté le processus de l'AMI, même s'il risque de ressurgir, masqué, sous couvert des propositions de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

Dans le deuxième semestre de 1998, soulignons l'exceptionnelle explosion d'"ATTAC". L'initiative prise par Le Monde diplomatique sous l'impulsion d'Ignacio Ramonet et de Bernard Cassen a permis que les travaux de cette nouvelle ONG internationale, aboutissent à formuler des propositions pour une régulation financière et monétaire des transactions spéculatives des "marchés financiers". La mise en place, certes complexe, de la Taxe Tobin n'en est qu'un élément. Les mécanismes de blocage, pour une année minimum, des capitaux entrés dans un pays ou une zone monétaire ; le débusquage des paradis fiscaux ; la tenue dès cette année d'un colloque "Un autre Davos" face à la grande mise en scène des "Forums de la globalisation" attirent des militants internationaux chaque jour plus nombreux. Ils sont rejoints par des économistes et des sociologues souvent marginalisés par les grands médias.

Mais toutes ces résistances, indispensables, ne permettraient que la stabilisation du capitalisme financier et économique. Il faut, en s'appuyant sur les données chaque jour plus claires de la mutation informationnelle et les percées de nouvelles avancées sociales, (telle l'entrée massive des femmes dans la vie publique sous des formes diverses et des lieux multiples) proposer une véritable Alternative de société.

Pour ce faire, 1999 pourrait marquer un tournant avec les élections européennes de juin et les conséquences qui en découleront : rôle grandissant du Parlement élu, Agenda 2000, élargissement de l'Union européenne. Seraient-ce les prémisses de propositions audacieuses à la hauteur des enjeux actuels et de leur urgence ? La social-démocratie est essoufflée. Elle peine à résister aux sirènes des grandes entreprises et à la volonté de puissance des États-Unis. Avant tout, elle se trompe de siècle : le Manifeste des 21 engagements que les Partis socialistes européens comptent faire ratifier à Milan les 1er et 2 mars 1999 montre la bonne volonté de la social-démocratie, mais aussi sa naïveté. Ou plutôt l'inconséquence d'une réflexion qui refuse de prendre en compte la signification de l'utilisation de ce troisième caractère de la matière découvert à la moitié du XXe siècle, (malheureusement baptisé "information") qui modifie, par les technologies révolutionnaires engendrées, le processus de production des richesses et rend obsolète l'économie capitaliste de marché. Toutefois la social-démocratie peut aider à passer le relais à une construction écologique du développement durable et à une gouvernance démocratique renouvelée.

Une refondation de l'humanisme serait alors à notre portée si nous acceptons l'intuition majeure que la nature ne nous est pas donnée, que la fin de son exploitation par l'homme contraint nos sociétés à construire les fondations d'une économie plurielle (avec marché), dans laquelle "l'échange" s'appuiera sur des monnaies plurielles. Le sens de la vie s'affirmerait alors de "prendre soin" de soi, mais aussi des autres et de la nature, de préférer la symbiose et l'émulation à la concurrence et à la compétitivité. L'épanouissement des qualités de chacun serait à considérer comme un but de la vie en lui-même. Dans un livre d'un intérêt extrême, Marcel Gauchet(3) éclaire le chemin des recherches à mener afin que l'individu protège son autonomie d'épanouissement tout en participant pleinement aux activités sociales et politiques : à condition d'ouvrir de nouveaux espaces citoyens associatifs, instituant des identités plus que des appartenances.

Une écologie politique cohérente apparaît bien comme la seule réponse à proposer pour le XXIe siècle après les horreurs des idéologies totalitaires du XXe siècle : le marxisme, le fascisme, l'ultralibéralisme.

C'est l'audace de telles perspectives que les leaders des Verts français, des Grünen allemands, des Écolos belges devraient porter sur le devant de la scène. Ils seraient sans doute étonnés de voir d'innombrables citoyens les soutenir pour construire les "objectifs intermédiaires" nécessaires sur la voie des réformes radicales d'une écologie politique digne de ce nom. J'y reviendrai.
1. Dont le président est le français Jean Lemierre, ancien directeur des cabinets d'Alain Madelin et Jean Arthuis.
2. Le Monde, 15 janvier 1999.
3. Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie, Gallimard, 1998.