Science, Ethique et Démocratie

La recherche scientifique va-t-elle fabriquer des humains issus d'une reproduction non sexuée ? En quelques mois les performances techniques se sont multipliées et le débat devient de moins en moins technique (sera-ce possible ?) et de plus en plus éthique et politique (doit-on le faire ?). Nous avons donc choisi de consacrer l'éclairage de ce numéro à la question du rapport entre génétique, biologie et enjeux démocratiques. À travers l'ajout du terme biologique, nous voulons marquer, comme Henri Atlan nous l'a montré lors des deux séminaires que nous avons organisés avec le Centre International Pierre Mendès France, qu'il était essentiel de ne pas raisonner en termes de "tout génétique", mais de tenir compte de la dimension épigénétique, c'est-à-dire un programme qui se construit au fur et à mesure du développement de l'embryon.

Mais au-delà du débat proprement scientifique, la question-clef est bien sûr de savoir ce que la communauté humaine va faire de ces découvertes. À l'origine le débat, s'il était scientifiquement complexe, paraissait éthiquement simple. La perspective du clonage humain était monstrueuse et devait être assimilée à une forme de "crime contre l'humanité". Nous nous en sommes faits l'écho lors de la première saisine du comité d'éthique français sur la question(1). Mais le discernement éthique est devenu lui-même plus complexe : certes le projet éventuel de créer une catégorie de "sous-humains" voués au servage ou à l'état de banques d'organes suscite à juste titre un sentiment de dégoût et relève effectivement de cette dénomination criminelle. Mais l'humanité n'a pas attendu, nous le savons bien, le clonage pour pratiquer l'esclavage, et la traite d'organes est une spécialité de certains pays comme la Chine qui n'hésite pas à commercialiser le corps de ses condamnés à mort. Quant à la thèse de clones parfaitement identiques, souvent avancée dans la presse lors des premières tentatives réussies sur des animaux, elle ne paraît pas tenable biologiquement et moins encore du fait de l'environnement culturel et social qui façonne différemment chaque individu. Si nous soutenons le maintien de l'interdiction du clonage "reproductif", c'est-à-dire mené chez l'humain pour l'obtention d'un nouveau-né (par distinction du clonage "non reproductif"), c'est donc d'abord au nom du "principe de précaution" qui exige que l'on prenne le temps nécessaire de l'information, de la réflexion et du débat sur un sujet aussi décisif.

C'est sur ce point que l'effort principal doit être fait. Le débat actuel reste largement marqué par deux acteurs, la science et les médias, eux-mêmes fortement dépendants d'un acteur aussi discret que puissant : les sources de financement, le plus souvent privées, qui les font vivre. Un quatrième acteur joue à lui seul aujourd'hui un rôle de référence et de contre-pouvoir positif : les comités d'éthique. Mais si, comme c'est le cas aujourd'hui, la logique de l'urgence conduit les pouvoirs publics à se décharger sur ces instances de leur responsabilités, nous allons vers un dysfonctionnement démocratique grave. Il est donc temps que deux autres acteurs jouent pleinement leur rôle : les pouvoirs publics et les citoyens. Il y faut du temps (un moratoire de quelques années par exemple) et de nouveaux outils démocratiques qui permettent d'organiser, comme une dynamique complémentaire et non comme un rapport de forces, le débat entre expertise et démocratie. Les conférences de citoyens et les conférences de consensus que nous évoquons dans cet éclairage constituent, avec l'évaluation, l'un de ces nouveaux outils. Comme nous cherchons à le promouvoir avec des réseaux civiques depuis plusieurs années, un pôle de citoyenneté active doit jouer un rôle croissant au coeur de la société politique. La démocratie de participation est, en particulier sur ce type de sujets portant sur des choix de société majeurs, la condition d'un fonctionnement satisfaisant de la démocratie de représentation.

P. V.


1. Transversales n°44, mars-avril 1997.