Le statut de la fumée

Patrick VIVERET

Le jour où Alcatel perdit en une séance 38 % de sa valeur,soixante dix milliards, nous dit le très sérieux quotidienéconomique Les Échos, «partirent en fumée». Et depuis ledébut de la baisse boursière, c’est en milliers de milliards de dollars que se chiffre la quantité defumée dégagée. S’agit-il d’une destruction réelle? Non, disent les spécialistes rassurants : la fumée était de lafumée, c’est-à-dire de pures anticipations non réalisées. Certes. Mais pour autant,la monnaie circulant dans la bulle financière - autre imageclassique pour caractériser le décalage avec «l’économieréelle» - n’était pas une monnaie fictive. Les dollars, les marks, les yens ou lesfrancs qui s’y échangeaient ne portaient pas la mention«monnaie spéculative». On pouvait bel et bien acheter avec elle des usines, des bateaux, desvoitures de luxe, ou payer des salariés. Lorsqu’on dit quec’est comme si la totalité de l’économie d’undes grands pays développés, le Canada, disparaissait dans un «trou noir», on exprime bienqu’il ne s’agit pas d’une destruction purementfictive.

Quel est donc cet état tiers qui n’est ni le réel, nil’irréel et qui joue un rôle déterminant dans l’économie financière ? Cet état, dont la fonction est essentielledans la révolution informationnelle, c’est le virtuel. Le virtuel, c’est du réel potentiel. Tant qu’il n’est pas actualisé,il reste en deçà du réel. Mais il n’est pas pour autant purnéant. Cette caractéristique du virtuel lui donne un caractère magique : elle donne unsentiment de puissance considérable puisque la possibilitéde vivreune infinité de réels lui est associée. Henri Bourguinat utilisedans son livre La Tyrannie des marchés, dont le sous-titre est «essai sur l’économievirtuelle», une comparaison éclairante : celle des imagesvirtuelles1. Les recherches récentes sur la qualité du «videquantique» ou plus précisément la théorie quantique du vide en donnent également une idée. Selon cettethéorie, le vide précédant le big bang était un vide plein departicules potentielles. Mais la magie peut se révéler diabolique pour qui confond levirtuel et le réel... L’erreur de la plupart des positionscritiques est aussi d’ignorer cette dimension virtuelle etémotionnelle. L’image de la bulle financière ou spéculative - utilisée depart et d’autre du débat - y incite : revenons àl’économie réelle, revenons à la rationalité descomportements. Cette thèse est en grande partie justifiée par l’usage destructeur que lecapitalisme informationnel fait le plus souvent de cette dimensionémotionnelle et virtuelle. Mais elle est insuffisante quand il s’agit d’instituer des alternatives, car elle penche naturellement vers le modèlede l’économie administrée. A priori la planification est eneffet plus conforme à l’économie réelle et à larationalité globale, puisqu’elle est mise en oeuvre par un État supposé être plus rationnelque le marché dans deux domaines essentiels : il intègre des besoinscollectifs et la vision du long terme là où le marché est myope et contraint de faire le pari religieux de «la maininvisible». Le point aveugle de cette approche qui a conduit ausocialisme de tradition étatiste, et dans sa pointe extrême, à laforme totalitaire et impériale du communisme, est le même paradoxalement que l’hypothèse libérale : il suppose que l’être humain n’est qu’un animal rationnel ; son animalité est la source de sesbesoins ; sa rationalité lui permet de construire une organisation qui les satisfera. Comme lepropre du besoin est d’être autorégulé par la satisfaction,le libéralisme voit dans le mécanisme autorégulateur d’unmarché de l’offre et des demandes des besoins le moyen de parvenir à l’équilibre économique, là où le socialisme étatique construitun instrument de surplomb général des besoins afin de mieux assurerl’arbitrage de leur satisfaction. Dans les deux cas il y a oubli de ladimension du désir.

Or il y a un rapport étroit entre information, virtualité etdésir. C’est en effet le désir - et singulièrementle désir sexuel - qui transforme des vies virtuelles en viesréelles. Et c’est parce que le réel ne se réduit pas à de la masse et del’énergie mais qu’il est aussi information etmagnétisme (tant physique que psychique) que l’histoire fabuleusede la vie a pu transformer des poussières d’étoile - selon la belle expression d’Hubert Reeves- en êtres animés, désirants et conscients. Et c’estdans l’ordre amoureux, celui-là même qui exprime avec laconscience de la mort la spécificité la plus nette de l’espèce humaine par rapport auxautres espèces animales, que ce phénomène se lit.

Georges Bataille avait eu l’intuition fulgurante de ce lienentre économie, énergie et désir. C’est l’abondanceet non la rareté — disait-il dans «la Dépense», articleprophétique écrit en 1930— qui est la loi de l’économie générale qui seconfond avec la loi de surabondance de l’énergie dont le soleilnous apporte la preuve la plus nette. Et c’est parce qu’elleest obsédée par la rareté que la vision classique de l’économie, faute d’organiserla dépense, finit par créer de formidables poches de surabondancequ’elle ne sait détruire que par la guerre. Sommes-nous, avec cedétour anthropologique, si loin de la crise financière actuelle ? Non. Etil suffit pour le comprendre de s’arrêter sur le mot quiconstitue la clef de leur fonctionnement : la confiance. La confiance,étymologiquement, c’est une foi partagée. C’est l’articulation entre l’espoir d’un avenir prometteur et le sentiment que les autrespartagent cette foi qui fonde le miracle de la multiplication de lamonnaie. Mais ce miracle n’a qu’un temps s’il se révèle qu’il s’agit defausse monnaie. Car la vraie garantie de l’économie financièren’est pas l’économie réelle puisque le décalageentre les deux est trop grand pour fonctionner comme garantie. La vraie garantie,c’est que perdurent du désir et de la confiance. Et l’onne peut durablement assurer la pérennité de cette conventionsymbolique que constitue la monnaie à l’ère informationnelle si l’on n’a pas confiancedans les humains. C’est ici que divergent fondamentauxéconomiques et fondamentaux anthropiques.

À l’heure où s’effondre ce système, il estdonc essentiel, surtout pour proposer des pistes de solution, de ne pasoublier comme le notait déjà Freud, que l’enjeu ultime se situe entre Eros et Thanatos. Il faut savoir conserver leformidable multiplicateur que constitue le triangle de la virtualité, del’information et de l’émotion (désir/confiance) dansl’économie qu’il va falloir reconstruire.


1. Henri Bourguinat, La tyrannie des marchés,Economica, 1995.