Repères


Toulouse, 17 septembre. La relaxe complète et l'irrecevabilité de la constitution de partie civile dans le procès en appel intenté au SEL (système d'échange local) de l'Ariège dont nous avons parlé à plusieurs reprises est d'autant plus significative que nous vivons, avecla crise financière mondiale, la limite de systèmes monétaires fondé sur le contraire de l'échange (la spéculation se fait aux dépens d'autrui) et sur la non-proximité dans l'espace et dans le temps(avec la thésaurisation). Certes, il ne s'agit pas de nier l'utilité des formes monétaires classiques. Mais celles-ci ont rendez-vous, comme nous le défendons autour de la proposition de "monnaies plurielles", avec laquestion-clef de la confiance.

On ne fonde pas en effet durablement la confiance dansl'argent sur la méfiance à l'égard des humains. Cette contradiction, au coeur du libéralisme économique, fait de lamonnaie un véritable fétiche doué de valeur en tant que telle. Mais si cette illusion pouvait à larigueur fonctionner à l'époque où l'or constituait la valeur suprême, elle est caduque depuis que la monnaie n'est plus qu'un échange informatique. Ainsi s'opère la redécouverte brutale de l'origine de la monnaie. Celle-ci est uneconvention facilitatrice des échanges et de la production, mais elle n'aaucune valeur en elle-même. Les seules sources de valeurs sont écologiques au sens large du terme (l'ensemble des ressources minérales,végétales et animales qu'offre notre biosphère) etanthropologiques (les humains dotés d'une conscience capable detransformer ces ressources écologiques et de désir relationnel susceptible de les engager dans l'échange mutuel).L'oubli par l'économie financière et les fameux "fondamentaux économiques" de ces fondamentaux écologiques et humains se paieaujourd'hui.


Berlin, 4 octobre. L’arrivée de Gerhard Schroder dans lanouvelle chancellerie de Berlin marque, avec la chute d'Helmut Kohl, l'unde ces moments historiques où la dimension symbolique donne une force supplémentaire au retournement politique. Mais le départ du chancelier de la réunification nous rappelle aussi que le capitalisme aura mis moins de dix ans pour gâcher les chances de la démocratie ouvertes en 1989 parla chute de l'empire soviétique. La confusion qui s'était alors établie entre marché,démocratie et capitalisme commence enfin à se déchirer. Les relations complexes qu'entretiennent ces trois termes sontpotentiellement contradictoires. On le voit difficilement dans les démocraties occidentales, car leur combinaison semble fonder un lien nécessaire entre ces trois composantes. Mais l'équilibre fragile dont témoigne ce lien est le résultat d'un compromis historique entre desforces antagonistes : au sens strict du terme, le marché suppose un espace économique où l'échange est régulé par la monnaie, un espace juridique riche où secombinent droits du travail et de la concurrence, un espace politique pacifié qui fonde et garantit la légitimité et la confiance que l'on peut avoir en ce droit. Cet ensemble régulé et complexe suppose, au contraire de l'économie capitaliste demarché, que le lien social, le lien politique et le lien culturel nesoient pas subordonnés à la seule loi de l'accumulation du capital qui règne sans partage dansce que le célèbre anthropologue Karl Polanyi a appelé "lasociété de marché". Il est donc dangereux, en confondant - comme le font les libéraux et les marxistes - marché et capitalisme, de laisser croireque la seule alternative possible au capitalisme serait celle d'une économie administrée. C'est la raison pour laquelle nous défendonsla proposition d'une économie plurielle où le marché a une fonction importante (une économie avec marché) mais où les autres fonctions décrites par Polanyi (fonctions d'auto-subsistance non monétaires, fonctionspubliques de redistribution, place de la réciprocité et du don) sont pleinement reconnues. L'Europe aaujourd'hui la chance, face au vide politique mondial que crée lacombinaison des crises asiatique, russe et américaine, de disposer avec l'axe social-démocrate /Verts en Allemagne et en France d'une réelle possibilité d'Ïuvrer dans lesens d'un modèle de développement équilibré qui intègrecette pluralité d'échange. L’initiative du gouvernement français de ne pas poursuivre les négociations sur l’AMI (Accord multilatéral sur l’investissement) dont nous avons montré les dangers1, peut s’inscrire dans cette perspective. Mais c’est l’Europe et nonla France seule, qui doit ici être motrice.


.1 V. Peugeot "L’AMI, un accord omnivore"; R. Passet, "Au-delà de l’AMI", Transversales n°50,mars/avril 1998.

Washington, 8 octobre. Le vote par la chambre des représentants américains de la procédure de destitution du président des Etats-Unis s'inscrit dans un processus qui est paradoxalement cohérent malgré son apparente absurdité. Nous avons à plusieurs reprises défendu dans Transversalesl'hypothèse d'un lien étroit entre le désordre financier etl'ordre moral1. Il y a en effet historiquement une corrélation forteentre la dérégulation de la passion de richesse et le puritanisme. Max Weber l'avaitmise en évidence dès l'aube du capitalisme dans son ouvrage classique Ethique protestante etesprit du capitalisme. Toute passion, parce qu'elle est par natureexplosive, appelle une régulation, sauf à risquer la destruction dulien social. Si l'on refuse, ce qui est le cas du néo-libéralisme, d'organiser cette régulation par le politique, c'est le plus souvent par la culture et les moeurs que s'opère cet équilibre. Mais il s'organise alors sous laforme régressive du retour à un ordre moral qui fait du sacrifice de la sexualité la clef de voûte de son équilibre. L'erreur majeure deBill Clinton est d'avoir doublement cédé sur le fond à ses adversaires conservateurs : en abandonnant le terrain de la régulation économique et sociale afin d'épouser l'air du temps néo-libéral d'une part ; en surfant pour des raisons politiciennessur la plupart des thèmes antilibéraux - au sens culturel du terme - d’autre part (prière à l'école, peine de mort, uniforme des enfants, etc.) : il se trouve dès lors pris au piège de sa propre lâcheté. Il est essentielde soutenir, face à cet échec, le renouveau d'un courant démocratique aux Etats-Unis quientend, lui, présenter sur le fond une alternative positive aufondamentalisme.


1. Transversales n°49, janv. fév. 1998 ; et n°38, mars-avril 1996 sur "Civilisons la mondialisation".

Paris, 9 octobre. Le débat sur le PACS (pacte civilde solidarité) en France, illustre, au-delà de ses péripéties conjoncturelles, une autre face de ce déplacement des frontièresentre espace privé et espace public dont témoigne la crise américaine. Le paradoxe dela sexualité dans les sociétés humaines est qu'elle est à lafois complètement privée et fondamentalement sociale, puisque c'est de la perpétuation des sociétés humaines qu'il s'agit. Pour autant, on ne saurait réduire le lien social à sa dimension biologique et sexuelle. C'est paradoxalement lechristianisme qui a fait le plus avancer dans nos sociétés l'idée que l'amour est, dans la constitution d'une union, plus important que lafiliation patrimoniale et biologique. Le grand historien Georges Duby asuperbement montré dans son livre Le chevalier, la femme, le prêtre la longue bataille de l'église au tournant de l'an mille pour imposer, face au droit féodal quiautorisait la répudiation d'une femme au motif qu'elle n'était pas féconde, l'idée que le lien amoureux primait sur le lien biologique. Il est donc paradoxal que ce soient aujourd'hui les églises chrétiennes - et singulièrement l'église catholique - qui soient les plushostiles à la reconnaissance symbolique et sociale du lien amoureux entre homosexuelsdont on sait, au-delà des précautions de langage, qu'il fait le fonddu débat sur le PACS.