LA CRISE AU COEUR DE LA MUTATION


Nous avons souvent défendu dans Transversales l’hypothèse que nous n’étions pas dans une crise économique classique initiée par le quadruplement du prix de l’énergie en 1974, mais dans une mutation très profonde liée à l’entrée dans l’ère informationnelle. Cette mutation peut prendre différentes formes. Nous avons plaidé pour l’usage positif du triptyque : mondialité, révolution informationnelle, mutation du travail. Mais la forme dominante qui s’est imposée jusqu’ici est la face noire de cette mutation : celle du capitalisme informationnel. Et cette forme est aujourd’hui entrée en crise pour des raisons qui sont autant économiques (le désordre financier analysé ici par René Passet et les auteurs de notre éclairage) que culturelles et politiques (le déficit de régulation mondiale et le sens du puritanisme que nous avons analysé à plusieurs reprises1). Il est important d’analyser ces différentes composantes de la période que nous vivons si l’on veut éviter que les confusions dans l’analyse ne conduisent à des erreurs dans les propositions.

1/ Il est préférable de parler de capitalisme informationnel plutôt qu’industriel car le cœur de la production et de l’échange dépend désormais de facteurs immatériels : c’est évident dans le secteur tertiaire qui représente déjà les 2/3 du Produit intérieur brut (PIB) et de la structure de l’emploi des pays développés ; mais c’est vrai aussi pour l’agriculture et l’industrie dans les pays de l’ex tiers monde : la valeur des matières premières — cœur supposé de l’économie matérielle — dépend ainsi de plus en plus de l’économie financière immatérielle. On a vu ces dernières années se développer des opérations hyperspéculatives sur la viande, le pétrole ou le bois aussi bien que sur les hautes technologies ou les marchés des changes.

2/ Il faut utiliser le terme de capitalisme car le mode de production et d’échange qui a accompagné la mondialisation et la mutation du travail est aussi inégalitaire, et à bien des égards inhumain, que ne le fut le capitalisme industriel avant que les luttes sociales et politiques du mouvement ouvrier ne finissent par arracher les régulations sociales, politiques et juridiques qui lui donnèrent un visage plus acceptable. Comme ces régulations n’existent pas encore à l’échelle mondiale, on a vu réapparaître le même darwinisme social qui conduisait les puissants et les riches de la fin du 19ème siècle à crier à la ruine de l’économie quand on prétendait limiter le travail des enfants ou augmenter des salaires de survie. Alors même que le progrès technique appliqué à l’agriculture, à l’industrie et désormais aux services permet d’obtenir, un volume croissant de richesses avec un volume réduit de temps de travail humain, cette richesse est accaparée par un petit nombre et le gain de temps collectif non réparti se traduit par le retour d’un chômage de masse que l’on n’avait plus connu depuis les années 30 (cf encadrés sur les inégalités mondiales et le rapport PIB/volume de travail).

3/ Il faut parler de crise au sein de cette mutation, car l’équilibre précaire que le capitalisme informationnel avait pu créer depuis les années 80 est mis en cause gravement et ne pourra pas être rétabli par un simple retour à la situation qui prévalait avant la crise asiatique. Comme l’indique le double sens de l’idéogramme chinois de crise, ce type de période historique est à la fois source de très grands dangers et d’opportunités audacieuses. Nous pouvons aller vers des effondrements qui nourriront des crises sociales majeures, des régressions autoritaires et de nouvelles guerres à l’instar de la crise des années 30 (cf l’actualité de Karl Polanyi). Nous pouvons aussi assister à des recompositions internes au capitalisme informationnel qui lui permettront de rebondir à l’instar de ce qui s’est passé lors du krach de 1987. Nous pouvons enfin, et c’est à quoi nous œuvrons avec bien d’autres à Transversales, faire de cette période qui s’ouvre l’occasion d’une avancée importante dans la voie de la construction d’une alternative qui inscrive les fondamentaux économiques en cohérence et non en contradiction avec les fondamentaux écologiques et anthropologiques.

P. V.


1. «Dérégulation financière et puritanisme sexuel», Transversales n°49, janv. fév. 1998.