Les 35 heures en France : des cartes gâchées

Jacques ROBIN

L’informatisation généralisée de la société sepoursuit à grande allure. Répétons-le, au risque de lasser : surle plan économique, l’explosion des technologiesinformationnelles conduit imparablement à la production d’un volume croissant de biens et de services avecune quantité décroissante de travail humain. Des économiessupplémentaires de temps de travail sont obtenues par ledéveloppement rapide du travail temporaire à temps et à salaire partiels aux dépens des emplois permanents àtemps plein : ces derniers n’entrent plus que pour 10 % dans lenombre total des emplois qu’offrent les 500 plus grandes firmesaméricaines. En France au mois d’août 1998, l’emploi intérimaire a augmenté de 33 %: il touche 550 000 personnes sans compter celles ou ceux qui travaillentplus de 78 heures par mois avec des revenus inférieurs aux minimasociaux.

Ainsi, employant de moins en moins de travail, distribuant de moins enmoins de pouvoir d’achat tout en produisant un volume de richessescroissant, la sphère de production capitaliste laissée à sa proprelogique entraîne les sociétés vers l’implosion1. L’activité humaine ne peut plusprendre la valorisation de capital pour condition et pour but. Faute dereconnaître ce "changement d’ère", et de marcher de pied ferme vers une politique de redistributions continuelles du travail (avec forte réduction répétitive de sa durée), des richesses et des revenus, nos dirigeants s’égarent. Contrairement à l’affirmation de Lionel Jospin, une économie de marché ne peut conduirequ’à une "société de marché" avec lesconséquences qui se produisent sous nos yeux dans des "crises"explosives dans les différentes parties du monde : Asie du Sud-Est, Japon, Russie, Amériquecentrale et du Sud, en attendant mieux.

Il n’est pas étonnant que les "35 heures" de Martine Aubryen France "pataugent" alors qu’une telle mesure seraitsusceptible de constituer une étape dans la marche vers un autre monde,si elle était conçue dans la perspective de la mutation en cours.

L’application obligatoire des 35 heures est prévue par unedeuxième loi, le 1er janvier 2000, dans les entreprises de plus de 20salariés. Aujourd’hui, Martine Aubry paraît se satisfaire dequelques centaines d’accords d’entreprises et de quelques milliers d’emplois créés.Sans doute les négociations par branches vont-elles s’accélérer et il est vrai que les négociations collectives debranches et d’entreprises ont au moins le mérite de faire discuter de laréorganisation du travail, de la durée d’utilisation deséquipements, des horaires, de l’évolution des effectifs, desqualifications et des salaires.

Malheureusement, dans le cadre inadapté d’un capitalismeindustriel et financier à la recherche du seul profit immédiat, onpeut assurer que les 35 heures conduiront à des résultatsmédiocres. Déjà, l’inversion de la baisse du chômage en août dernier ou au mieux sastabilisation, soulignent la déception des résultats obtenus enFrance en ce domaine après 18 mois de la gauche au pouvoir (comme enAllemagne où l’on se glorifie de redescendre sous la barre des 4 millions de chômeursofficiels, sans compter les emplois temporaires).

Les négociations sur les 35 heures avec le patronat conduisent àl’affrontement. Certes, le Centre des Jeunes Dirigeants d’Entreprises a signé avec une bonne volonté désarmante un accordavec la Ministre de l’Emploi et de la Solidarité pour que ses 400 petites entreprises serventde laboratoires d’essai. Mais pendant ce même temps, l’Union des Industries Métallurgiques et Minières (avec 2 millions desalariés) détourne l’esprit de la loi sur les 35 heures par une augmentation des heuressupplémentaires, une flexibilité croissante et l’absence decréation d’emplois. Même récusé par la Ministre, cetaccord patronat-FO donne le ton pour d’autres branches : le sucre, les banques, le textile, le pétrole,etc. Avec un procédé qui relève de l’intimidation, l’Union des Industries Métallurgiques et Minières rédige même unesorte d’avant-projet de la loi du 1er janvier 2000 qui en dit long sur lesintentions patronales.

La formidable crise financière et monétaire mondiale annoncée parTransversales depuis dix ans, la perversion soulignée de l’importance des "fonds spéculatifs" (et non plus seulement desfonds de pension), la bulle financière en formation au-dessus de Wall-Street, la diminution mondiale de lafameuse Croissance nous réservent un proche avenir explosif.

Croit-on que cette situation entraîne nos responsables à s’interroger sur la signification de la mutation informationnelle qui,utilisée dans une autre perspective, serait capable de mettre sur piedune société de pleine activité et d’épanouissement pour tous ? Certes, l’on commenceà déchanter des marchés financiers et de l’ultralibéralisme économique, mais c’est toujours dans unemême ligne que les interrogations fusent, se limitant à des comparaisonsavec le passé : Comment réinventer un autre Bretton Woods (auquelDominique Strauss-Kahn souhaiterait sans doute attacher son nom) ? Commentéviter une nouvelle "crise de 1929", comme si la donne actuelle n’était qu’un "remake" de cette période ? Comment passer le cap en attendantle retour d’une Croissance mondiale, alors que ses effets seraientencore plus pervers en l’absence d’une régulation financière introuvable ?

Quant aux véritables transformations en liaison avec la mutationactuelle : la structuration volontariste d’une "économieplurielle" avec marché, secteur public, tiers secteur social etécologique, et larges avancées distributives ; l’utilisation de monnaies plurielles(thésaurisables et non thésaurisables), elles se situent à millelieux des esprits de nos dirigeants.

L’alternative «socio-démocrates/les Verts» qui perce commeforce politique en Europe prendra-t-elle l’initiative au niveau del’Europe, et de son Euro en cours d’installation, de mettre en place des mesures de coordination en matièrede temps de travail (32 heures sans heures supplémentaires, avec bienentendu des modalités à l’échelle du trimestre, de l’année ou du quinquennat), en matière de normes environnementales, defiscalité ?

Ces discussions ne pourraient être mises en route qu’avecl’appui de citoyens informés. Pour ce faire, un immensechangement des mentalités, un renouveau de la gouvernancedémocratique et surtout une formidable poussée de l’opinion publique et des forces sociales en attente serontindispensables. En est-il encore temps ?


1. Pierre Thuillier, La grande implosion de l’Occident, 1999-2002, Fayard, 1996. L’auteur, décédé toutrécemment, n’aura malheureusement pas connu la période surlaquelle portaient ses prévisions (1999-2002)