Crise de la transition ?

Gérard DUCHENE*
*Professeur à Paris XII, spécialiste des économies de l’Est.

Les images de Moscou montrant les longues files d’attente devant les banques exsangues et les magasins fermés ont fait mouche dans l’opinion publique française. La crise financière qui a ravagé la Russie en Août 1998 ressemble diablement à ce qui s’est passé en Asie du Sud-Est ou à ce qui peut se passer en Amérique latine. Mais paradoxalement, la crise moscovite a été rapidement interprétée comme un échec de la transition par une classe médiatique qui n’a jamais réellement digéré la chute de Gorbatchev. Échec du FMI et de «l’ultra-libéralisme», mais surtout échec de politiques économiques brutales imposées par un pouvoir illégitime, corrompu et incompétent. Certaines attaques font écho à celles qui ont été utilisées pour les pays émergents (la dénonciation du FMI rejoint paradoxalement les conservateurs du Congrès américain qui s’insurgent contre «le socialiste français Camdessus») ; mais la tonalité générale du discours médiatique est plus spécifique : la Russie a toujours été en crise, c’est le «chaos russe» post-communiste qui semble avoir accouché tout seul d’un chaos plus grand encore, pour lequel nul mot n’existe.

Changeons de décor, à peine. Début septembre, Jacques Chirac visite l’Ukraine, escorté d’une pléiade de paparazzi. Les journalistes veulent du scoop : Où sont les magasins vides ? Où sont les files d’attente devant les banques ? Où sont les émeutes ? L’ambassadeur de France effaré tente de leur expliquer que non, les magasins sont pleins, il n’y a aucune panique au guichet des banques, bref le chaos russe n’a pas atteint Kiev. Impossible ! s’écrient en chœur les Rouletabille, l’opinion ne comprendrait pas que les magasins soient pleins. Ite, missa est. La transition à la démocratie et à l’économie de marché est et restera un chaos (au moins dans la tête des Français), une fois pour toutes.

Si deux pays aussi voisins que l’Ukraine et la Russie sont dans des situations si différentes face à la crise mondiale, la différence avec la Pologne, proche voisine des deux précédents, est encore plus marquée. Alors que le PIB stagne dans les pays de la CEI, la Pologne a de loin (et depuis plusieurs années) le taux de croissance le plus élevé d’Europe. Son niveau de vie est voisin de celui du Portugal ou de la Grèce (pas très élevé, mais pas la misère non plus), elle s’apprête à adhérer à l’Union Européenne. Il n’y a pour le moment aucune menace de crise en Pologne. Comment expliquer cela ? Tous ces pays ex-communistes sont pourtant partis pratiquement du même point, tous ou presque ont appliqué les mêmes politiques, tous font face à la même crise financière internationale.

Les pays communistes à la veille de la transition présentent schématiquement quatre faits stylisés communs, qui peuvent paraître à première vue complètement contradictoires : ce sont des pays à la fois sous-développés et sur-industrialisés, dont les entreprises souffrent d’un manque de capital mais qui ont pourtant un excès d’épargne.

Dès avant la transition, les pays communistes étaient des pays sous-développés. Il s’agit probablement du malentendu le plus fondamental sur lequel reposent les idées reçues de l’opinion française. En est responsable l’interprétation déviationniste de l’expression «tiers monde». Au départ, le tiers monde est «tiers» dans un sens politique, il est non engagé dans la lutte des blocs. Comme la majorité du tiers monde est sous-développée, on en déduit que les deux autres mondes sont développés, idée renforcée encore par l’imagerie de propagande mise en avant par les régimes communistes, exhibant les usines fumantes et les réalisations de la technique.

Or quand on calcule le PIB par tête des pays en question — en évaluant objectivement la production et ses coûts aux prix du marché — et qu’on le compare à celui des autres pays du monde, on constate qu’avant toute transition (par exemple en 1987), ces pays étaient d’un niveau globalement comparable à ceux d’Amérique latine. Les moins développés d’entre eux étaient même proches de l’Afrique (le Tadjikistan était — et est toujours d’ailleurs — aussi peu développé que le Sénégal), les plus développés atteignaient à peine le niveau du Brésil. Attendre de ces pays qu’ils connaissent immédiatement un niveau de développement européen simplement parce qu'ils cessent d’être communistes était évidemment impossible.

Mais, dira-t-on, ces pays avaient pourtant une industrie puissante, un niveau d’éducation poussé. Pouvaient-ils être vraiment considérés comme «en voie de développement» ? Ici encore, c’est un mythe tenace qu’il faut déraciner : l’industrialisation n’est pas synonyme de développement, quand elle s’opère à un coût supérieur à la valeur de ce qu’elle produit. Dans les pays communistes, l’industrie a été établie durablement sur la base de coûts énergétiques et de matières premières artificiellement bas, ce qui a conduit d’une part à un gaspillage extravagant des ressources naturelles et environnementales, et d’autre part à une absence de compétitivité des produits industriels une fois pris en compte le coût réel de l’énergie et la faible qualité de ces produits. Le protectionnisme n’a donc pas été éducateur mais structurel, il a conduit à une sur-industrialisation. À cela s’ajoute le biais d’une production d’armements sophistiqués en quantité déraisonnable, dont l’utilité est devenue quasi-nulle avec la fin de la guerre froide ; s’ajoute également le biais d’une sous-production des services et de l’agriculture, les deux secteurs sacrifiés.

De tout cela résulte que l’industrie communiste — et en même temps les compétences techniques associées à cette industrialisation — est devenue progressivement un poids insupportable avant toute transition. C’est elle qui est la cause principale de la faillite des régimes communistes à la fin des années 80. On ne pouvait donc s’attendre qu’à ce que les régimes successeurs entérinent ce «mal-développement» et aient à gérer pendant de longues années cette gigantesque restructuration de la production que représente la nécessaire «désindustrialisation» accompagnée d’un développement des services.

N’aurait-on pu envisager un reprofilage des entreprises industrielles héritées de l’ancien régime, de façon à limiter les coûts humains de la restructuration sectorielle, à préserver au moins une partie des acquis de l’énorme effort d’investissement consenti (de force et en pure perte) des décennies durant ? Cela aurait été l’idéal, mais la tâche n’était pas facile. Les entreprises communistes n’étaient pas analogues à des entreprises occidentales. Au sens où un grand nombre des fonctions d’une entreprise moderne telles que les services commerciaux, les bureaux d’étude et de marketing, les services après-vente, les services financiers évidemment, etc., n’étaient pas à l’intérieur des entreprises, mais externalisées (sous une forme spécifique) dans des organismes bureaucratiques assurant la planification économique d’ensemble. En bref, les «entreprises» communistes n’étaient pas des entreprises mais des «usines» ou parfois des «combinats» intégrant des fonctions sociales lourdes (logements, crèches, installations sportives et sanitaires, etc. destinées au personnel) habituellement extériorisées des entreprises occidentales. Les «routines» managériales et productives inhérentes à de telles organisations, le capital humain incorporé à ce mode de production, étaient donc très difficilement transformables.

Ces organisations vivaient de plus en plus de subventions au lieu de dégager un surplus. Qu’on les maintienne dans le secteur public ou qu’elles soient privatisées, le problème restait le même : il fallait investir pour leur redonner une valeur en les restructurant. L’expérience de la Treuhandanstalt en ex-Allemagne de l’Est est typique de ce point de vue. Confrontée à la mission de restructurer ou de trouver des repreneurs pour les entreprises de l’ex-RDA, la «Treuhand» a rapidement compris que ces entités étaient peu valorisées (elles n’étaient transformables en entreprises réelles qu’à un prix exorbitant) : dans la majorité des cas la liquidation s’imposait. Et pourtant, l’Allemagne présentait le cas le plus favorable pour la restructuration des entreprises puisque l’obstacle de l’absence de capital n’existait pas. Que l’on s’imagine la situation des entreprises russes ou polonaises pour lesquelles aucun capital nécessaire à la restructuration des entreprises n’était disponible dans le pays. Il était indispensable que des capitaux extérieurs s’investissent dans ces pays, soit sous forme directe (rachat d’entreprises, joint ventures), soit sous forme d’investissements de portefeuille (achats d’actions). Dans le premier cas, l’investissement s’accompagne d’une assistance réelle à la restructuration, dans le second on fait confiance aux managers locaux pour restructurer.

N’y avait-il réellement pas de capital disponible dans les pays communistes ? Apparemment, il y en avait un peu. Ces régimes avaient accéléré dans les dernières années de leur existence une politique fort démagogique de hausse des revenus, tout en conservant le système traditionnel des prix fixés administrativement. À la fin des années 80 la population disposait de liquidités considérables. Mais les produits étaient toujours vendus à des prix (officiels) extrêmement faibles ; d’où le développement d’un marché noir massif (en Russie, les prix libres du marché noir étaient, en 1990 — donc avant toute transition —, 5 fois supérieurs aux prix officiels), les magasins vides (passez par la porte de derrière, vous achèterez tout ce que vous voulez… au prix fort), les cartes de rationnement (totalement inefficaces), la dollarisation de l’économie, le tout accompagné de dépôts en caisse d’épargne croissants, reflétant une aisance de plus en plus illusoire. Dans la sphère publique, la manifestation de ce déséquilibre était un déficit budgétaire croissant.

Les bonnes âmes, qui n’ont plus vu de cartes de rationnement et de marché noir en France depuis l’occupation, ont hurlé au scandale quand les prix ont été libérés en Pologne (le 1er janvier 1990) et en Russie (le 1er janvier 1992). Honte à la «thérapie de choc» ! Non à «l’ultra-libéralisme» ! Que fallait-il donc faire ? Utiliser cette épargne pour financer les entreprises ? Cela voulait dire concrètement vendre des actions aux titulaires de dépôts d’épargne. Mais — outre que les droits de propriété n’étaient pas sécurisés à l’époque et qu’il n’existait par définition aucun marché des capitaux — cette épargne avait une valeur réelle 5 fois plus faible que son apparence nominale. Les «managers» communistes des usines et combinats, qui n’avaient aucune idée de l’ampleur des restructurations nécessaires pour redonner à leur affaire un semblant de compétitivité et de rentabilité, ne visaient — comme d’ailleurs les «collectifs de travailleurs» — qu’à s’approprier eux-mêmes les actifs des entreprises.

Alors que faire ? Annuler l’épargne accumulée ? La transformer en une sorte de rente Pinay ? Mais qui aurait accepté cette conversion et de quel taux d’intérêt aurait-il fallu l’assortir ? En Pologne, il est vrai, la libération des prix s’est accompagnée de l’émission d’un emprunt destiné à éponger une partie de la liquidité excédentaire ; moyennant quoi le saut des prix à la libération n’a été «que de» 80 %. En Russie, une telle opération n’était pas envisageable : le régime communiste avait lui-même tenté d’annuler les billets de banque de forte dénomination (novembre 1990), puis il avait administrativement doublé les prix «fixes» le 1er avril 1991 ; il n’y avait plus aucune confiance ni dans la monnaie, ni dans les engagements de l’État. Finalement, après le changement de régime, seule la libération des prix était possible : ceux-ci ont sauté de 250 % par rapport aux prix officiels (en réalité, ils se sont fixés au niveau des prix libres, les seuls auxquels, la veille, la population trouvait à s’approvisionner). Quant au maintien des prix «fixes», l’expérience a été tentée en Ukraine en 1992 et 1993, et elle s’est traduite par la plus grande vague d’hyperinflation qu’un pays encore communiste ait connue : au second semestre 1993, le gouvernement était obligé de doubler les prix «fixes» en moyenne tous les mois ! Ce n’est qu’en 1994 que les prix ont finalement été libérés et que l’Ukraine a amorcé sa transition.

Certes des différences marginales existent entre les pays : la Hongrie a amorcé une politique de restructuration sectorielle et d’ouverture sur l’extérieur dès 1968 (avec 22 ans d’avance !) ; l’ex-Tchécoslovaquie n’a jamais laissé se développer un excès d’épargne trop important, le «saut des prix» à la libération y a donc été réduit. La Russie a moins souffert que les autres de l’ajustement des prix de l’énergie puisqu’elle était fortement productrice de combustibles, elle pouvait donc compenser partiellement les effets de la restructuration par les revenus supplémentaires tirés du gaz et du pétrole. Bref, chaque pays avait ses spécificités, et les politiques de transition en ont évidemment tenu compte. Mais il n’en reste pas moins que les traits communs de l’héritage — que l’on perçoit encore maintenant de Prague à Moscou — ont motivé des politiques fondamentalement similaires, en fait les seules possibles.

Il est facile de se moquer de la «pensée unique» quand on fait référence aux politiques de transition appliquées dans l’urgence, en particulier quand on s’abstient de présenter aucune politique alternative crédible face à une situation de faillite. Il y a pourtant de dures réalités auxquelles il faut bien répondre. Pourtant, les mêmes politiques appliquées dans la plupart des pays en transition ont conduit à des résultats très différents. Il y a en fait peu de différences entre ce qui a été fait en Pologne, où la transition est un incontestable succès, et en Russie où la crise vient de se déclencher. Alors, la vraie question n’est-elle pas de se demander pourquoi ce qui a marché ici (et dans la plupart des pays en transition, rappelons-le) n’a pas marché ailleurs. Et pourquoi certains pays ont été plus sensibles que d’autres à la crise financière internationale.

Reprenons l’essentiel : la transition s’ouvre par le constat de faillite d’un système qui laisse un passif extrêmement lourd et aucune perspective de croissance. Changer de système, instaurer le marché (dans un cadre politique démocratique dans la quasi-totalité des pays de l’Est, même en Russie, il faut le rappeler) permet de reconstituer des potentialités de croissance à long terme. Ce changement implique des coûts sociaux importants (et en particulier du chômage) associés à la restructuration sectorielle et entrepreneuriale. Mais ces coûts peuvent à leur tour être considérés comme un investissement, et il est rationnel d’avoir tenté de les alléger en empruntant, sachant que des possibilités de remboursement ultérieur apparaîtraient dans le futur.

Telle est la logique qui a conduit la communauté internationale à soutenir financièrement le processus de transition, à la demande des gouvernements locaux (à partir du moment où ils ont été élus, évidemment, ce qui n’était pas le cas des gouvernements communistes). La «première tranche» de l’investissement dans la transition a consisté à stabiliser les prix et le taux de change de façon à éclaircir les perspectives d’investissements productifs et à faire baisser les taux d’intérêt. Pour cela, il fallait offrir de financer les déficits budgétaires hérités de l’ancien régime et rehaussés par les premiers effets de la transition, sous condition bien sûr que ces déficits se réduisent graduellement et disparaissent. Il n’y a rien là de particulièrement «ultra-libéral», et c’est pourtant ce que le FMI a fait ; c’est à mettre au crédit du «socialiste français Camdessus». La réduction des déficits ne pouvait bien sûr s’obtenir que par une réduction substantielle des subventions aux entreprises déficitaires, ce qui supposait que celles-ci se restructurent ou soient liquidées.

La stabilisation a été un succès dans pratiquement tous les pays de l’Est après un délai moyen d’intervention de deux ans. Par contre la restructuration — beaucoup plus douloureuse socialement — qui devait l’accompagner n’a pas été menée partout de façon efficace, et c’est là que la différenciation entre les pays en transition apparaît.

Partout, la stabilisation a entraîné un afflux de capitaux privés, ce qui était souhaité. Dans certains pays, comme en Pologne, ces capitaux ont effectivement contribué à alléger le fardeau de la restructuration, dans d’autres ils ont servi à ne pas restructurer. Ce fut assez clairement le cas en Russie. Les fréquents atermoiements du FMI, qui à plusieurs reprises en 1997 et 1998 a menacé d’arrêter ses prêts à la Russie parce que les conditions de réduction du déficit budgétaire n’étaient pas respectées, étaient bien le signe que la restructuration escomptée ne se produisait pas, malgré une apparence de développement dynamique dans les grandes villes du pays. La Russie de son côté comptait sur la poursuite de l’afflux des capitaux privés (à des taux d’intérêt de plus en plus exorbitants), et ces capitaux privés comptaient sur une sorte de garantie que le FMI continuerait à prêter (à faible taux) à la Russie. L’effet de levier fonctionnait à plein pour les banques (occidentales et russes), qui empruntaient en dollars et prêtaient en roubles, tant que le taux de change restait stable grâce aux interventions de la Banque Centrale. Quand les réserves ont atteint un seuil critique, le système a basculé.

La crise russe a donc effectivement ses racines propres, mais ces racines sont pratiquement les mêmes que dans les pays émergents de l’Asie du Sud-Est ou d’Amérique latine : un développement excessif du crédit dans une phase de boom économique, qui conduit à des dépenses d’investissement de plus en plus douteuses (les tours de Kuala Lumpur d’un côté, la conservation d’entreprises non rentables de l’autre). En faisant tomber la carte russe, l’écroulement de ce château de cartes spéculatif n’a donc pas remis en cause l’investissement dans la transition, c’est l’investissement dans la non-transition qu’il a d’une certaine façon sanctionné.


Comment aider les Russes

Jacques SAPIR*

Cet article est paru intégralement dans Libération, mardi 8 septembre1998. Nous en publions ici certains extraits.

(...) Si la chute des cours des matières premières,accélérée par la crise asiatique, a donné le coup de grâceaux finances russes, les causes de la crise ne sont pas conjoncturelles.Sept années de réformes libérales ont bien transformé l’ancienne économie soviétique,mais un grand nombre de changements ont été pervers. L’explosion du troc entre 1993 et 1998 en témoigne. Une libérationincontrôlée des prix dans une économie où les institutions du marché n’existaient pas encorea permis la constitution de juteuses rentes pour les intermédiaires.À l’origine de l’économie mafieuse, elles créentl’illusion d’une industrie travaillant à valeur ajoutée négative, alors quecette dernière est en réalité accaparée par desintermédiaires soit russes, soit étrangers. L’hémorragiedes capitaux résulte aussi des pratiques, comme le «tolling», qui permet à denombreuses entreprises occidentales d’imposer un prix du travailextrêmement désavantageux à leurs partenaires russes. Laprivatisation enfin, devant laquelle on s’est incliné pour son ampleur et sa rapidité, a surtoutengendré une situation où plus personne ne sait qui est responsablede quoi. Au lieu de s’en offusquer, il faudrait soutenir toutetentative pour remettre les choses à leur place. La nationalisation immédiate des grandes banques est lacondition d’une remise sur pied du système bancaire. De même,la nationalisation des entreprises du secteur énergétique s’impose pour éviter une crise dramatique dans l’hiver qui s’annonce.

Enfin, il convient de ne pas pousser la population au désespoir. Plusque les difficultés matérielles, pourtant importantes, c’estune crise morale qui provoque le krach du 17 août. (...)

Appeler aujourd’hui à la «poursuite des réformes» commesi rien ne s’était passé, c’est faire fi de cette crisemorale. C’est assurément transformer le désespoir encolère. C’est faire le jeu du pire des nationalismes et de la xénophobieantioccidentale. Ce n’est pas seulement une erreur, c’est uncrime, pour les Russes mais aussi pour leurs voisins et pour l’Europe tout entière.

Faire autre chose, donc, et le faire autrement. La Russie va s’écarter du libéralisme et des modèles occidentaux. Au lieu des’opposer à ce mouvement, sans autre espoir que de l’accentuer et de le radicaliser, il faut l’accompagner pour qu’au moins on puisse faire de lanécessité vertu. Il faut donc maintenir une aide à la Russie, aupays et à sa population et non à des démocrates autoproclamés,à des libéraux sans principe et qui ne connaissent le mot valeur que dans sasignification boursière. Concrètement, il faut annoncer que leprincipe d’une aide sera maintenu, et que cette aide aura pour condition une politiquevisant en premier lieu la reconstruction de l’État et de ladémocratie à travers des institutions assurant enfin un réel équilibre des pouvoirs, la mise en place des institutions d’unmarché intérieur, l’unité monétaire du pays (...).

Au lieu de combler régulièrement le déficit public russe, disonsau gouvernement : établissez les programmes sur trois ou cinq ans dansle domaine des infrastructures (santé, logement, éducation, transportet télécommunications...), et nous les prenons en charge ; à vous de faire en sorte que le restedu budget soit raisonnablement financé. L’argent occidentalserait dépensé en Russie, à payer des salaires, à faire travailler des entreprises russes et donc à créer des emploiset une demande ayant un fort effet multiplicateur. Il ne fait pas de douteque mettre en place les efforts et les procédures d’une telleforme d’aide ne sera ni simple ni facile. Mais, du moins, on aura la certitude quel’argent dépensé l’aura été à bon escient, ceque personne ne peut dire quant aux sommes qui ont étédépensées ces dernières années (...).

*Économiste, directeur d’études à l’École deshautes études en sciences sociales.