À la recherche de la citoyenneté

Marc’O*
*Chercheur, Metteur en scène. Fondateur du Laboratoire d’études pratiques sur le Changement.

«Ceux qui agissent et qui luttent ont cessé d’êtrereprésentés, fût-ce par un parti, un syndicat qui s’arrogeraient à leur tour le droit d’être leur conscience. Quiparle et qui agit ? C’est toujours une multiplicité, même dans la personne qui parle ou quiagit. Il n’y a plus de représentation, il n’y a que del’action, de l’action de théorie, de l’action de pratique dans des rapports de relais ou de réseaux».

Gilles Deleuze

Cet article sur le «devenir citoyen» éclaire la démarched’un certain nombre de personnes s’exprimant à traverstrois structures ou «dispositifs» : Les périphériques vousparlent — un journal —, Génération Chaos — un groupe d’intervenants s’exprimant à travers la théâtralité — ; ces deux groupesexpressifs sont issus et se retrouvent au sein du Laboratoire d’études pratiques sur le Changement1.

Le Laboratoire est à la fois un lieu de recherche, et un espace deproduction et de formation (au plan de la pédagogie, des méthodespédagogiques, en tout premier lieu). Les périphériques vousparlent se veut tout autant une revue qu’un journal. Un journal, parce que nous tenons à situer notrepensée dans le cadre de nos activités : communiquer en quelque sorte,au jour le jour, ce que nous sommes en train de faire et de débattre.Une revue, parce qu’un grand nombre d’articles concerne à la fois une réflexionsur nos activités et une prospection des terrains sur lesquels nousagissons.

Quelques remarques préalables pour délimiter les contextes de notreactivité : par contexte, je me réfère strictement au sens que luidonne Birdwhistell : «Une définition succincte du «contexte»est qu’il s’agit d’un ici et maintenant ethnographique vérifié. Ce n’estpas un environnement, ce n’est pas un milieu. C’est un lieud’activité dans un temps d’activité ; d’activité et des règles de signification de celle-ci — qui sont elles-mêmes del’activité»2. C’est donc en termes d’activitéque je parlerai de notre démarche pour un devenir citoyen.

S’expliquer en termes d’activité, c’est d’abord parler de sa démarche sur des terrains d’interventiondivers où des langages, des modes de faire et de penser interagissent constamment lesuns avec les autres, introduisant «la complexité» à tous lesniveaux relationnels. La multiplication, aujourd’hui, des situations de plus en plus complexes introduit l’usaged’un outil, celui de la transversalité. La transversalité dansle cadre d’une activité visant un devenir ne peut reposer que surune logique qui tend à produire un savoir en le faisant émerger. Très précisément, jedirai qu’il s’agit de l’inventer, de le créer. Parlà, la créativité s’offre comme l’élémentconstitutif de toute activité. Cette capacité de faire émerger des situations nouvelles repose surla capacité des protagonistes d’opérer dans les infiniscontextes de leur vie, contextes faisant réseaux, «maillage». Elleoblige, ainsi, à un décloisonnement interdisciplinaire constant. Ce que l’on nomme latransversalité devient, alors, «la condition citoyenne».

Le terme «citoyen» se réfère à la cité. Le Lexique dePolitique Dalloz dit qu’elle est «la première organisationpolitique perfectionnée dont les citoyens sont à la fois gouvernantset gouvernés». De ce point de vue, le mot «cité» évoque un espace publiccitoyen, qu’il s’agisse d’un milieu urbain, rural,d’une ville, d’un quartier, d’une banlieue, d’un village. Dans lequel des individus, des communautés agissent etinteragissent pour co-construire ensemble leur devenir, un devenirpolitique, précisons-le, dans la mesure où il y est question degouvernants, de gouvernés et d’organisations.

De la citoyenneté, nous dirons qu’elle est l’activitéd’individus, de groupes qui cherchent à la faire émerger età lui donner consistance. Un tel énoncé a le mérite d’avancer qu’elle n’est définissable qu’à travers l’activité même quiva la fonder, par là nous dirons qu’elle «fait culture». Cequi nous amène à soutenir que c’est seulement à travers les pratiques culturelles que les pratiques politiques pourrontêtre renouvelées. «Cité», «citoyenneté», ces deux termes deviennent de plusen plus problématiques. La mondialisation de la société salarialeréduisant, progressivement, les individus au rôle unique de consommateur, les destine essentiellement aux activitésdépendant de l’économie de marché. L’expressioncitoyenne s’en trouve pratiquement réduite à l’exercicedes seuls droits électoraux. La culture qui s’ensuit génère des pratiquessociales complètement soumises aux impératifs du marché, unmarché considéré comme la source «naturelle» de l’essor humain.

Sortir de la culture «middle class», c’est en premier lieurejeter ses pratiques culturelles, c’est concevoir d’autrespratiques, des pratiques citoyennes. C’est là, pour nous, unsouci permanent. Génération Chaos, dans cette perspective, s’appuie sur une formed’expression vivante qui repose sur la théâtralité, ceterme demandant à être quelque peu éclairé. Ainsi, le groupe Génération Chaos ne se considère pas comme un groupe de théâtre, il se compose de personnes quiutilisent la théâtralité comme un moyen de communication, et nonpas à des fins de représentation théâtrale. Ainsi aiment-ils, dans leurs interventions, rappeler cette phrase deSerge Daney : «L’information n’est pas un dû, mais une pratique». La théâtralité exige d’abord desprotagonistes qu’ils circonscrivent la scène sur laquelle ils interviennent, une scènequ’ils considèrent comme «un théâtre desopérations». Le théâtre des opérations est moins la scèneproprement dite que ce qui se passe dans l’ensemble d’un champ théâtral : salle et scène. Enbref, avec la théâtralité, les rencontres et les manifestationspubliques représentent pour nous des espaces/temps où favoriser, àpartir de propositions scéniques, les émergences citoyennes. Très concrètement, au plan dela citoyenneté, il va s’agir de «rendre possibles d’autres possibles», c’est-à-dire rendre possible l’émergence d’autres types de pratiques culturelles. Mais pour que ces pratiques puissentcréer cette culture à faire par les citoyens, il leur faudra deslieux où pouvoir les inventer, des lieux-cités que nous avonsdénommés des Espaces Publics Citoyens. En l’état actuel des choses, la fondation de tels espacespublics offrirait aux «prétendants citoyens» les meilleuresopportunités pour générer les premiers possibles d’undevenir citoyen. C’est là tout notre effort, ces derniers mois.

Pour en revenir aux pratiques citoyennes, elles soulèvent pour nous unproblème très particulier, celui de la communication dans le cadre duvivant. Quelle réalité implique cette expression dans une telle conjoncture ? Il y va de laculture elle-même. Communiquer, c’est en premier lieu, au pied dela lettre, rendre commun. Ce qu’il s’agit de rendre commun,dès lors qu’il est question de la citoyenneté, c’est la réalité qui estdonnée à vivre aux diverses communautés sociales. Le termeréalité, ici, renvoie à ce que chacun perçoit comme sonréel, le réel dans la cité. Bien sûr, on est tout de suite tenté de se demander ce qui sépare laréalité de la perception que l’on peut en avoir. MerleauPonty, à ce propos, avance : «Ce n’est pas la peine de sedemander si ce que nous percevons est réel puisque le réel est ce que nous percevons». J’acceptevolontiers cette considération, dans la mesure où elle pousse lesintervenants citoyens, moins à vouloir étudier une réalitésociale «en soi», qu’à essayer de percevoir les possibles qu’ils sont à même decréer ensemble. Dans cette acception, on pourra dire de la réalitéqu’elle s’invente ; elle se co-construit plutôt, àpartir d’une perception commune que les protagonistes se font de la situation àtravers l’action qu’ils mènent. C’est cetteréalité à construire, au jour le jour, qui exige de s’appuyer sur des pratiques nouvelles, pratiques qui, de rencontres enexpériences, seront susceptibles de créer des alternativesconcrètes pour sortir de cette société salariale en crise.«Oser l’exode !», dit André Gorz.

«Oser l’exode !», n’est pas une petite révolution.Le fait est que la société salariale, telle qu’elle s’impose au monde, aujourd’hui, dans sa visée de«globalisation», repose sur une idée fixe : «hors de l’économie de marché, pas de salut».Cette idée dominante, qu’on peut qualifier de «penséeunique», même s’il y a différentes manières politiques— hard ou soft — de l’interpréter dans différents pays ou à des époquesdonnées, éloigne les consommateurs que nous sommes tenus d’être de l’idée d’une citoyenneté à faire par touset pour tous. L’être humain réduit à la condition de consommateur, c’est-à-dire renvoyé au bon usage des pratiques culturelles marchandes,ne trouvera guère d’occasions, de lieux où se comporter encitoyen. C’est pour cette raison que nous tenons tant à concevoir nos interventionspubliques comme des sorties de cadre des pratiques culturelles en place.C’est dans cette conjoncture que l’artistique, dès lorsqu’il s’exprime dans le cadre du «vivant», peut jouer le mieux son rôle,en particulier en offrant des occasions, des manières d’agir, depenser et d’être (devenir) «autrement». On ne peut plus enrester à la seule critique, aussi acerbe soit-elle, de notre société et de saculture ; elle ne suffit plus pour affronter les problèmes douloureux,complexes que génère partout dans le monde le déclin de lasociété salariale. Mais comment éclairer ce combat pour une autre culture ?

Bruno Latour, dans son livre La science en action, précise qu’«il n’y a guère de rapport entre la science et la recherche scientifique» ; par là, il appelle à distinguer un savoir«déjà là» d’un savoir «en train de se faire». Au même titre, cette distinctions’applique, pour nous, au terme «citoyen». Sous ce rapport, ilne trouvera son sens que dans la perspective d’une citoyenneté en train de se faire, en train de s’inventer. Sûrement pas dansle cadre de l’idée d’une citoyenneté«déjà-là» qu’il s’agirait d’activer.C’est ce point de vue qui nous amèneà avancer qu’on n’est citoyen qu’à le devenir.Par là-même, c’est «la créativité» et tous lesproblèmes concrets qu’elle dégage au plan de l’actionqui vont s’imposer à la citoyenneté.

Sur le plan concret, — je me réfère ici à nos interventionspubliques — un préalable se présente souvent à nous : touteconcertation des partenaires ne peut s’envisager qu’àpartir d’un «faire ensemble» (une co-construction) qui prend corps et fait sens dansun «en train de se faire». L’activité commune qui sedégage alors implique constamment les outils, les moyens, lesprocédures de la créativité. Et ce sont les exigences liées aux processus de la créativitéauxquelles les intervenants devront répondre. Cette procédureamène à rejeter un programme préalable conçu à partir descompétences, des qualifications propres à chacun. La créativité privilégie la logique del’émergence. Néanmoins, il n’est certainement pasquestion de rejeter les compétences individuelles ou collectives ; ceque les participants doivent surtout éviter, c’est que l’activité citoyenne elle-même ne soitnoyée sous les certitudes qu’offrent à chacun son savoirexpert ou sa fonction. La créativité ne peut opérer qu’à partir des questions qui se posent à chacun quand il atteint leslimites de son savoir. C’est ce que nous appelons «atteindre unseuil overflow»3, un espace qui exige de chacun de produire avec lesautres sa connaissance à partir de l’activité qu’il mène.

Sans doute, ces dernières considérations renvoient-elles à larecherche, à l’expérimentation, mais pas seulement, car larecherche, l’expérimentation n’ont de sens que si elles seconcrétisent («s’attestent») à travers une production. Certes, le terme production abesoin alors d’être bien précisé. D’une part, il vaqualifier une production, la production d’un objet matériel oud’une œuvre de l’esprit, comme on dit, et d’autre part, il désignera la«production de soi» que la créativité génère. L’expression «production de soi», dans le cadre de la réalisationd’un projet, se rapporte, directement, au développement du savoir desprotagonistes, un savoir qui, dans notre perspective, s’exprime surtrois plans, celui du savoir-faire, du savoir-penser et du savoir-être. Notons que cette double production, «production d’uneœuvre» et «production de soi» dégage un troisième pland’activité : la formation, une formation qui, dans une logiquereposant sur la créativité, ne peut être qu’une auto-formation. La recherche, laproduction, la formation se conjuguent, dès lors, dans un mêmeespace/temps de l’activité citoyenne. Et c’est àtravers cette relation, située dans un seuil «overflow», que la créativité va se révéler le meilleur«outil humain» pour construire ce devenir citoyen.


1. Le Laboratoire d’études pratiques sur le Changement aété créé en 1992 à l’initiative de Cristina Bertelliet Marc’O.
1. Birdwhistell, La nouvelle communication, Le Seuil.
2. Overflow : en informatique, le terme apparaîtà l’écran lorsque l’on a dépassé les capacitésmémoire de l’ordinateur. Sur un plan métaphorique, nousconsidérons «l’overflow» comme ce seuil où la question du savoir se pose«autrement».