La finance mondiale contre la croissance

Christian Chavagneux

(Cet article s'appuie sur une partie d'un dossier complet d'analyse de la crise financière internationale et de ses possibles répercussions publié par Christian Chavagneux dans le numéro d'octobre 1998 du mensuel Alternatives Economiques)

"Messieurs, dans le peu de temps qui nous reste entre la crise et la catastrophe, nous pouvons tout aussi bien boire un verre de champagne". Ainsi s'exprimait l'ambassadeur de France Paul Claudel dans un discours prononcé à Washington pendant l'été 1931. Le poète français avait compris que la crise financière démarrée en 1929 allait avoir des répercussions négatives durables sur la situation économique et sociale du monde. En est-il de même aujourd'hui ? Un même sentiment d'inquiétude est présent chez les dirigeants des pays les plus riches. Le Président américain Bill Clinton a déclaré que cette crise n'était rien de moins que le plus grand défi que rencontre l'économie mondiale depuis 50 ans. Et il a raison d'être inquiet. Parce que la finance mondiale dispose aujourd'hui des capacités de tuer la croissance de l'économie mondiale.

Les désordres de la finance internationale peuvent affecter l'activité économique mondiale par trois canaux différents.

  • Le premier est intrinsèque aux comportements des intervenants financiers, qui ont tendance à sur-réagir en période d'incertitude. Keynes l'a montré dès les années 1930 dans sa célèbre "Théorie générale". Il y décrit les investisseurs comme des participants à un concours de beauté cherchant à déterminer non pas le plus joli visage, ni celui que l'opinion moyenne considérera comme tel mais l'idée que l'opinion moyenne se fera à l'avance de leur propre jugement. Un tel comportement met les investisseurs à l'affût de toutes les informations disponibles, des plus sérieuses au plus farfelues, et à toutes les interprétations possibles de cette information. Résultat : leur jugement est également ouvert à toutes les erreurs possibles, entraînant des comportements irrationnels qui se propagent par mimétisme. Ainsi s'explique que lorsque les investisseurs subissent des déconvenues sur les marchés asiatiques, ils décident que tous les pays émergents sont risqués et retirent leurs fonds des pays latino-américains qu'ils considéraient la veille comme des placements acceptables. Les pays en développement qui disposaient de ces financements extérieurs se voient privés tout d'un coup de ces capitaux nécessaires à leur croissance et sont obligés d'engager des politiques d'austérité.

    Une fois la période d'incertitude ouverte, nul ne peut en prévoir l'issue. Une dévaluation en Chine, des problèmes en Pologne, les difficultés de l'économie brésilienne, l'incapacité du Japon de sortir de sa récession, n'importe quelle source d'instabilité peut inciter les investisseurs à vendre les titres qu'ils détiennent sur les bourses américaine et européenne, qui ont beaucoup monté ces dernières années, soit par inquiétude, soit pour se refaire une santé après les pertes subies sur les marchés des pays émergents.

  • A la psychologie irrationnelle des marchés vient alors s'ajouter un deuxième facteur de transmission des difficultés à l'économie réelle, que l'on peut qualifier "d'effet de pauvreté". Les économistes ont montré que lorsque les ménages détiennent beaucoup d'actions et que la bourse monte, ils ont l'impression d'être plus riche, ce qui les incite à consommer plus. C'est ce que l'on appelle un effet de richesse. Avec la baisse des bourses, un mécanisme inverse se met en place : les ménages ont l'impression que leur richesse diminue, ce qui les incite à réduire leur consommation et à augmenter leur épargne, contribuant ainsi à un ralentissement de l'activité économique. A ce jeu-là, l'économie des Etats-Unis est sans conteste la plus fragile. D'après les données de l'OCDE, la valeur des actions détenues par les ménages américains représentait environ 140 % de leur revenu (un peu moins de 70 % au Royaume Uni, environ 17 % en Allemagne et 15 % en France). Ces par les comportements des ménages américains que la crise pourrait être amenée à se généraliser.

    Une crise qui prendrait alors une ampleur d'autant plus grande qu'un troisième canal de transmission se mettrait en oeuvre : les banques. Celles-ci ont déjà dû subir des pertes significatives en Asie et en Russie. Une chute des bourses dans les pays industrialisés et un ralentissement de l'économie mondiale les mettraient en position difficile car cela fragiliserait nombre de leurs débiteurs. Dans de telles situations, les banques sont incitées à diminuer leur offre de crédit pour se concentrer sur leurs clients les moins risqués. Elles rationnent le crédit, ce qui contribue encore à ralentir la croissance.

    Les facteurs de transmission de l'instabilité financière à l'économie réelle sont structurels et intrinsèques au fonctionnement actuel de la finance mondiale. Et ils ne connaissent pas de frontières. C'est la raison pour laquelle il est illusoire de croire que l'Europe puisse rester un îlot de stabilité si le reste du monde devait s'enfoncer dans la crise. De plus, si une telle crise généralisée devait se déclencher, elle affecterait l'économie mondiale pendant plusieurs années. D'après le Fonds Monétaire International, après une crise de change ou un krach boursier, un pays a besoin en moyenne d'un et demi à deux ans pour s'en remettre. Si l'on ajoute une crise bancaire, le délai passe à deux ans et demi. Gageons que si, en plus, la crise est généralisée à plusieurs grands pays, c'est de nombreuses années de crise économique et sociale que porte aujourd'hui en germe la finance mondidale.