Ijonctions contradictoires. L’été est riche en démonstration de ce que les psychologues appellent le «double bind» ou injonction contradictoire. Dans le cas d’un individu, il s’agit de lui commander une position créant une double contrainte contradictoire. Par exemple, si on lui intime sur un ton autoritaire l’ordre de se détendre, la manière même dont il recevra le message peut provoquer au contraire chez lui une augmentation de la tension et du stress. On conçoit que ce type d’injonction puisse être profondément perturbant et conduire à de graves désordres physiques ou psychiques chez les personnes qui en sont victimes. Ces phénomènes existent aussi sur le plan collectif et il serait très utile d’en recenser les conséquences dramatiques sur le plan social. Tel est le cas, nous venons de l’évoquer, de l’injonction de gagner à tout prix en matière sportive tout en faisant du dopage un délit, voire un crime. Mais c’est aussi le modèle de fonctionnement de la spéculation financière : celle-ci ne réussit à enregistrer des gains conséquents qu’en cherchant à devancer l’information stratégique ; mais le délit d’initié est lui en principe sévèrement sanctionné.

Le drame des sans-papiers illustre ce même type de phénomène et la grève de la faim du temple des Batignolles d’un collectif auquel s’était associé par solidarité l’anthropologue Emmanuel Terray en a fourni une nouvelle illustration.

Ainsi, les pays «globalement riches» (car le creusement des inégalités n’empêche pas le retour de la misère chez eux) paient et paieront de plus en plus le prix d’une forme de mondialisation doublement inconséquente :

- le choix voulu (version néo-libérale), ou subi (version social-démocrate) d’un développement fortement inégalitaire impliquant l’acceptation d’extrêmes absolus (misère et fortune) ;
- le choix voulu (version néo-libérale), ou subi (version social-démocrate) de législations ultra-libérales en matière de circulation des capitaux et ultra-répressives pour ce qui concerne la liberté de circulation des humains. Aucun groupe humain ne peut trouver un point d’équilibre, éthique, juridique, social, politique et même économique sur cette injonction contradictoire. Une inégalité radicale puisqu’elle comporte le risque d’une misère pouvant entraîner la mort conduit nécessairement des humains à fuir la pauvreté pour tenter de se déplacer vers la richesse, d’autant que celle-ci est quotidiennement sous leurs yeux grâce aux média mondiaux ; plus on interdit ce déplacement (tout en glorifiant celui des capitaux), plus le droit répressif devient éthiquement et concrètement inapplicable.

La mondialisation est globale : elle ne peut prétendre mettre en cause les règles et les lois nationales (dérégulation) s’agissant des affaires et s’abriter derrière les législations nationales pour interdire le déplacement des humains. Autant dire que ce problème est structurellement insoluble tant que l’on refuse de s’attaquer à sa racine.

Le gouvernement a raison d’invoquer l’éthique de responsabilité et de se soucier d’éventuels effets pervers de mesures libérales. Mais l’éthique de responsabilité ne peut se construire contre l’éthique de conviction. Et elle se détruit elle-même si elle refuse de s’attaquer aux racines d’un problème. Certes, le problème de l’éthique de responsabilité se pose puisque, même si un problème est structurellement insoluble, un responsable politique doit assumer des réponses conjoncturelles aussi insatisfaisantes soient-elles. En ce sens, aucun gouvernement démocratique ne peut accepter une régularisation du statut sans aucun critère, en particulier pour éviter la croissance de filières maffieuses. Encore faut il qu’il lie en permanence, sur la scène nationale, comme sur la scène européenne et mondiale, le problème de l’immigration à celui des formes inhumaines de la mondialisation. Pourquoi ne pas proposer par exemple que la liberté de circulation des capitaux soit indexée sur la liberté de circulation des humains ? De cette manière, une politique libérale conséquente devrait s’accompagner d’une politique globale de lutte contre la misère et l’exclusion et de réduction des inégalités. La France pourrait faire une campagne forte pour que l’Europe applique de telles mesures pour son propre compte et considère comme dumping social toute attitude conduisant à faire payer aux autres un modèle de développement acceptant la misère. Pourquoi ne pas prévoir dans le même esprit l’instauration de revenus maxima pour les personnes tant qu’il existe des cas de misère ? Gageons que de telles mesures — et même tout simplement l’annonce de leur préparation — conduiraient nombre de lobbies, pour préserver la liberté de circulation des capitaux et la non limitation de leurs revenus, à faire pression discrètement pour un modèle de développement mondial moins inégalitaire !


La guerre de la faim au Soudan manifeste dramatiquement que la mondialisation reste pour l’essentiel économique et financière. En présence d’une famine consciemment organisée par le pouvoir de Khartoum afin d’affamer «le réservoir humain» de ses adversaires au Sud-Soudan, la communauté internationale se révèle aussi impuissante à faire prévaloir la sécurité alimentaire qu’elle ne l’est à défendre le droit des femmes face aux Talibans à Kaboul. Disparus cette fois le G7, l’OMC, le FMI, oubliée l’influence déterminante et quotidienne des marchés financiers, évaporée la puissance militaire américaine… Tout ce pouvoir dont on nous rebat en permanence les oreilles pour nous expliquer qu’aucun État — fût-il comme la France la quatrième puissance mondiale — ne peut résister à la mondialisation, le voici incapable d’organiser le sauvetage d’une population affamée. Sans doute le droit d’ingérence paye-t-il aujourd’hui le prix de l’échec de l’opération militaro-humanitaire — et plus encore publicitaire — des États-Unis en Somalie lors de l’été 1992.

C’est bien la preuve que le projet de civilité mondiale, que nous évoquons plus loin dans l’«éclairage» de ce numéro, a besoin pour être crédible, d’être clairement dissocié de stratégies néo-coloniales ou néo-impériales qui ont fini par discréditer le droit d’ingérence au cours de ces dernières années.


Euthanasie. Le procès, s’il a lieu, de l’infirmière de l’hôpital de Mantes accusée d’homicide volontaire pour avoir accéléré la mort de malades incurables et atteints de grandes souffrances, sera sans doute l’équivalent de ce que fut le procès de Bobigny pour l’avortement. Voici typiquement un cas où le droit — et donc l’État du même nom qu’il organise — est profondément injuste. Le droit à mourir dignement est le corollaire du droit à vivre debout. Certes le choix humain ne consiste pas, en légalisant l’euthanasie, à ouvrir les vannes d’une formidable opportunité pour nos économies «performantes» de se débarrasser de personnes en fin de vie devenues à la fois improductives et beaucoup trop chères. Il réside au contraire dans l’organisation de l’accompagnement de la mort. Mais là encore, l’injonction contradictoire faite à des professions entières comme les infirmières de se «débrouiller» avec les malades en fin de vie sans que cela se sache, n’est pas admissible. Le débat public sur les conditions d’une mort dans la dignité est indispensable. Il appelle d’autant plus celui qui doit porter sur les conditions économiques et sociales pour que la vie elle-même puisse bénéficier de ce droit à la dignité.