Du rêve aux illusions

Jacques ROBIN

Le triomphe de l’équipe française dans la finale de la Coupe du Monde de football, au soir du 12 juillet dernier, a provoqué dans l’immense majorité de la population française trois jours de fête et de joie, comme on n’en avait pas connus depuis la Libération de 1944.

Ce «fait culturel» s’est transformé en «fait de société» par l’extériorisation marquée du désir «d’être tous ensemble». Ce slogan, répété, transcendait les clivages de diverses sortes, en particulier celui de la couleur de la peau (l’équipe de France était la plus «métissée» des équipes en course). Aimé Jacquet quant à lui n’hésitait pas à dire : «il faut rééquilibrer l’éducation humaine, en intégrant l’art, la culture et le sport dans le temps de l’enfant»1.

Ce rêve et ce «cri» de la mi-juillet se répercuteront-t-ils dans les multiples rouages de la société française, européenne, voire planétaire ? Pour cela il faudrait être en mesure de prendre conscience des véritables ressorts de la révolution scientifique et technologique de l’ère informationnelle qui secoue le monde. Sinon le rêve accouchera d’illusions et d’implosions.

Un ciel d’automne chargé

Depuis ce 12 juillet, les règles du jeu de nos sociétés ont repris le pouvoir sans autre considération. La «concurrence» dans son sens le plus impitoyable, la performance avec rendement financier immédiat, l’exhibitionnisme du plus fort et du plus riche redeviennent l’exemplarité proposée comme sens à nos vies.

• La Coupe du Monde à peine terminée, on annonce comme un succès «le plus gros» transfert jamais effectué dans le football français par un contrat entre le PSG et l’attaquant nigérian Okocha : 102 millions de francs. Michaël Schumacher obtient de la firme italienne Ferrari un contrat de quatre années lui assurant 250 millions de francs par an. Le Tour de France, malgré les exploits sportifs de Marco Pantani et Yann Ulrich, sombre dans les bas-fonds du dopage «dur» de la majorité des coureurs afin de répondre aux désirs des sponsors : utiliser la victoire comme un triomphe de la marque commerciale qu’ils représentent.

• Ces faits ne sont que broutilles par rapport aux véritables étaux en train d’étouffer et d’expulser l’espoir.

Deux perversions majeures se poursuivent : l’extension des «pollutions globales» qui pourrissent jour après jour l’environnement humain ; la montée de violences extrêmes à propos desquelles l’opinion internationale se révèle impuissante (Soudan, Région des Grands Lacs, Kosovo, Algérie, Afghanistan et tant d’autres).

• Mais c’est l’acceptation moutonnière de l’impérialisme économique comme producteur de sens de la société qui barre tout l’espoir d’un avenir moins rude. Les données dévoilent pourtant l’essentiel : l’ère informationnelle ne peut, par nature, faire bon ménage avec l’économie de marché. Qui ne veut voir les premières conséquences de cette relation indue ?

Ainsi la crise économique qui ravage l’Asie du Sud-Est. Il est tragico-comique de relire des textes emphatiques, il y a deux ans à peine, des économistes et des politiques sur l’avenir radieux de ces pays. Au lieu d’essayer d’approfondir les raisons des erreurs, les responsables redoublent d’impudence. Au moment où la Corée du Sud entre dans la récession, avec grèves et violences, où le Japon ne parvient à maîtriser ni déficits, ni corruptions, le FMI annonce triomphalement le retour de la croissance en Indonésie… en 2005. Au moment où la crise financière menace à nouveau le Mexique et l’Amérique latine, où la Russie est au bord de la faillite générale, c’est l’économie capitaliste de marché qui continue partout d’être glorifiée avec arrogance.

Pourtant des évidences se font jour dans les forteresses mêmes du «système». La Grande Bretagne, héroïne du thatchérisme et du blairisme libéral, donne des signes patents d’une crise économique grave pour l’hiver prochain avec augmentation du chômage (malgré l’affichage d’un programme de dépenses publiques). L’Allemagne, en dépit des énormes sommes débloquées par le Chancelier Kohl pour des emplois précaires, ne parvient pas à passer sous la barre des quatre millions de chômeurs. Enfin le cœur même du système est en proie à la menace : la course folle aux profits de Wall Street ignore les signaux comme ceux de la grève de General Motors ou les mises en garde d’Alain Greenspan (Président de la Réserve fédérale américaine). Une «bulle financière» sur les marchés de New-York risque d’exploser dans les deux ans.

Quant à la France, elle est encore perdue dans son rêve. Bien calé sur le succès du Mondial et les indices des sondages, Dominique Strauss-Kahn, épaulé par la presse, peut entretenir les pires illusions : «la croissance est retrouvée, la consommation des ménages s’emballe, le chômage s’oriente à la baisse, les achats d’ordinateurs et de téléphones mobiles explosent. Tous les signaux sont au vert, nos choix sont les bons». Comment tenir un tel discours alors que la situation empire : un petit nombre de gens toujours plus riches, pour un toujours plus grand nombre en situation de précarité ?

Peut-on espérer de responsables cultivés et d’indubitable honnêteté intellectuelle, comme Lionel Jospin ou Martine Aubry, Michel Rocard ou Dominique Voynet (et bien d’autres), qu’ils se posent quelques questions pendant le répit des vacances du mois d’août : et si la révolution technologique informationnelle déferlante exigeait une autre logique économique (le partage) que celle de l’économie totalitaire de marché ?, si elle nécessitait une économie plurielle avec marché, mais aussi avec des logiques de secteur public, de développement durable, de tiers secteur social écologique, de distribution ?, si la question prioritaire était moins l’emploi que celle de la répartition de richesses produites avec de moins en moins de labeur humain, par l’utilisation de monnaies plurielles ?, si une nouvelle gouvernance politique démocratique nécessitait la présence d’une démocratie participative aux côtés de la démocratie représentative ?, bref, si la question centrale était bien : que voulons-nous faire de notre vie : une vie tournée vers la connaissance et l’épanouissement des hommes ou une vie fondée sur la volonté individuelle de puissance et la jouissance immédiate ?

La mutation superbement ignorée

La grande surprise de cette fin de siècle, c’est en effet le constat que les esprits les plus pertinents refusent de voir et de prendre en compte les ressorts de l’exceptionnelle période de transformations dans laquelle la planète Terre est entrée. Celles-ci sont dues, répétons-le, au fait qu’au milieu du 20ème siècle, nous avons pu saisir, stocker et «computer» une grandeur physique inconnue de nous jusque là, à partir de la matière inanimée comme vivante, baptisée «information» et mesurée en bits. Les êtres humains peuvent appréhender désormais les «choses» par des signaux, des codes, des langages, des mémoires. Introduites dans des artefacts adaptés, l’information et la commande ont nourri des technologies révolutionnaires : informatique, robotique, télécommunications numérisées, biotechnologies. La «création» des objets et des services répond alors à de nouvelles normes : en particulier elle utilise et utilisera toujours moins de labeur direct des humains. Aussi la marchandisation de ces biens n’obéit plus à la régularisation traditionnelle du marché. L’abondance possible fait obstacle à la fixation du «juste prix» : on peut multiplier les soldes, les vols, le travail au noir, la fabrication d’objets pour pauvres, la solvabilisation se dérobe. L’économie de marché peut se précipiter dans les méga-fusions, la flexibilité extrême des travailleurs, l’extension du travail précaire et partiel, le non-travail s’étend universellement, avec sa misère et ses violences. Car le fait central est bien celui-ci : la croissance du PIB, mesure traditionnelle des richesses, augmente le non-emploi lorsqu’elle est liée aux technologies informationnelles. Imparablement. Dominique Strauss-Kahn est un illusionniste qui cache ces réalités.

La confusion reste d’ailleurs encore extrême dans le langage lui-même. On peut certes parler de l’ère de l’information, comme on parle de l’ère énergétique pour caractériser le néolithique. Mais le slogan «société de l’information» utilisé par Jacques Delors, Lionel Jospin ou Al Gore est un parfait contre sens. Il n’est pas neutre en réalité : il voudrait faire croire que nous sommes dans une troisième «révolution industrielle» (comme l’écrivent même des esprits distingués comme Jeremy Rifkin et Jérôme Bindé)2. Certes nous ne savons pas encore comment l’histoire désignera la société dans laquelle nous entrons (société communicationnelle, société de partage, ou autres… ?), mais soyons-en assurés : nous sommes bien dans une mutation économique, sociale, culturelle, philosophique. L’économie de marché y est impuissante, la monnaie thésaurisable insuffisante, les connaissances disciplinaires dépassées. Et la méthode d’«équilibre» chère à Lionel Jospin n’est pas le bon chemin pour avancer dans le cours d’une mutation.

• La social-démocratie, chère à beaucoup d’entre nous, fait-elle le poids ? Felipe Gonzalez vient de déclarer aux socio-démocrates le 18 juin à Berlin : «Pour gouverner l’Europe, il faudrait un projet européen. Et nous n’avons pas ce projet». La social-démocratie peut toutefois remplir une mission : passer le relais à une construction écologique du développement durable et à une gouvernance démocratique renouvelée de la société planétaire. Alors la refondation de l’humanisme sera à notre portée.

Le reste n’est qu’illusions qui risquent de donner raison à Pierre Thuillier. Les prédictions de son ouvrage La grande Implosion : l’effondrement de l’Occident, 1999-20023, accueillies dans une froideur glaciale, pourraient être prémonitoires.


1. Politis n°505, 16 juillet 1998.
2. Jeremy Rifkin, dans Le siècle biotech, La Découverte, 1998 ; Jérôme Bindé, «Prêts pour le 21ème siècle ?», Le Monde, 28 juillet 1998.
3. Pierre Thuillier, La grande implosion : l’effondrement de l’Occident, 1999-2002, Fayard, septembre 1995.