Passions publiques, intérêts privés

Dans un livre devenu classique, Albert Hirschman1 avait montré la dialectique subtile qui se déployait entre passions et intérêts. Le sport, à travers la coupe du monde de football puis le spectacle mi-policier mi-cycliste du Tour de France vient de nous faire une démonstration d’une forme spécifique de ce couple : des passions publiques instrumentées par des intérêts privés.

Ces passions publiques, on en vit l’expression la plus spectaculaire sur les Champs Elysées la nuit qui suivit la victoire de l’équipe de France. On a souligné à juste titre combien la victoire de cette équipe métissée fit faire à l’intégration et au modèle français un tel pas de géant que le Front national en fut ridiculisé et Charles Pasqua conduit à proposer, dans la foulée de cette victoire, la régularisation de tous les sans-papiers qui en avaient fait la demande. Mais il fallut noter aussi que le coup de sifflet final avait à peine offert aux «bleus» leur victoire historique, que la plupart d’entre eux se transformaient en «blancs» après avoir enfilé un tee-shirt dont le slogan apparemment de circonstance «la victoire est en nous» n’était autre que celui, publicitaire, d’Adidas qui présentait la facture avant même que les convives aient pu déguster le repas de la victoire. Et sur les Champs Elysées eux-mêmes, l’arc de Triomphe, symbole par excellence des passions publiques de ce pays, voyait le même équipementier projeter par faisceau laser sur son fronton ce même slogan publicitaire, martelé suffisamment dans des spots télévisés pendant la durée du Mondial pour que son énoncé apparemment public puisse servir sans difficulté les intérêts privés de l’entreprise aux trois bandes. Son concurrent Nike qui, lui, équipait l’équipe du Brésil n’avait pas été en reste tout au long de cette coupe et la télévision brésilienne l’a même carrément accusé d’avoir obligé Ronaldo à jouer la finale malgré sa blessure afin de mieux pouvoir écouler un stock de 500 000 tee-shirts à la gloire de l’idole de l’équipe.

Il y a donc un prix de plus en plus lourd à la mobilisation de passions publiques au profit d’intérêts privés. Ce prix est payé par les sportifs eux-mêmes et le Tour de France vient d’en administrer la preuve éclatante. Les sommes en jeu sont à ce point considérables que le risque majeur n’est plus la santé, voire la condamnation, si l’on est pris, mais le fait d’arrêter de gagner. C’est vrai des sportifs de haut niveau : la presse crédite Virenque d’une rémunération de 650 000 francs par mois, Ronaldo d’un contrat de 120 millions de francs par an, Martina Higgins la championne de tennis suisse de 600 millions sur cinq ans ! C’est vrai aussi de ceux que l’on appelait autrefois les «porteurs d’eau», équipiers anonymes des grands auxquels on demandait de soutenir mais non de gagner. Les sponsors sont désormais plus gourmands. Tout sportif est un vecteur publicitaire et se doit donc de rentabiliser l’investissement des firmes qui l’entretiennent. Car ne pas gagner — ou au moins ne pas être remarqué — c’est le ticket pour le chômage. C’est Luigi Stanga, directeur sportif de l’équipe cycliste Polti, qui fait cet aveu significatif à propos des coureurs modestes : «n’ayant pas les moyens physiques des champions naturels, ils sont amenés à se doper pour trouver du travail la saison suivante»2.

Il faut croire que le risque de ne plus trouver de sponsor est suffisamment fort pour conduire un sportif à jouer aussi dangereusement avec sa santé. Ainsi l’abus d’hormones de croissance expose vers 40 ans au diabète, à l’insuffisance cardiaque, a l’hypoglycémie et à l’hypertension. Les anabolisants dérèglent le métabolisme du calcium, ralentissent la fonction d’élimination du foie, favorisent le cancer de la prostate. Quant au dernier produit à la mode, les perfluorocarnés (PFC) qui accélèrent l’oxygénation sans augmenter — à la différence des EPO — le taux d’hématocrite, c’est aussi un produit mortel que l’on soupçonne d’être a l’origine de l’hospitalisation d’un coureur suisse au printemps dernier. Il est un chiffre enfin, qui à lui seul, résume l’ampleur des conséquences potentielles : l’espérance de vie des vainqueurs du Tour avant guerre était de 74,7 ans ; elle est aujourd’hui tombée à 68,1 ans à l’heure où dans le même temps l’espérance de vie globale croissait sensiblement !

Un discours critique purement moral serait cependant impuissant à modifier ce phénomène qui dépasse de beaucoup le champ du sport. Avant d’affûter la critique et d’envisager des réformes radicales, il faut en effet prendre la mesure du formidable enjeu passionnel qui s’exprime ainsi. Laurent Fignon, qui fut un double vainqueur du Tour l’a parfaitement résumé : «il ne faut pas que le cyclisme devienne moins dur. C’est un sport d’excès. Le public aime le Tour parce qu’on y voit des hommes qui accomplissent l’impossible et d’autres qui défaillent3». Le cœur des passions humaines est bien là en effet : la fascination de l’impossible et la terreur de la chute marquent chacun d’entre nous. Et ce que la plupart ne vivent pas à ce degré d’intensité, ils le vivent par procuration à travers le spectacle qu’offrent acteurs et comédiens, qu’ils déclament Shakespeare directement ou qu’ils illustrent ses grandes tragédies et comédies à travers le sport, le business, la politique ou la religion.

Toute la question éthique et politique est là. Faire semblant d’oublier la part passionnelle de l’être humain, c’est se condamner à la voir réapparaître sous des modalités destructrices. Apprendre à capter le meilleur de cette énergie passionnelle pour fabriquer de l’identité ouverte n’est pas impossible, on l’a vu avec l’équipe de France de foot. Mais il faut aussi savoir résister au dérapage du modèle de la compétition guerrière : le dopage à l’argent n’est décelable dans aucun contrôle mais il empoisonne aussi sûrement la vie de nos sociétés.


1. Les passions et les intérêts, PUF, Paris, 1980.
2. Cité dans le dossier du Point sur le dopage, 25/07/98.
3. cf. le dossier cité ci-dessus.