Humain, le travail ?

Gilles FERRY*
*Professeur Honoraire à l’Université Paris X.

Nos lecteurs connaissent l’attention continue portée par Transversales au problème de la mutation du travail. Notre ami André Gorz a défendu ici souvent la nécessité et la possibilité d’une sortie positive de la condition salariale ; Roger Sue et Dominique Méda ont eux-même dans ces colonnes proposé les voies d’un type de civilisation qui ne soit pas construit sur l’injonction du travail et de la production. Mais comme nous le faisions déjà remarquer, en évoquant les travaux de Robert Castel, c’est au-delà du travail, ce qu’on prend par rapport à sa définition étymologique, le trepalium, où la lutte pour la survie se trouve associée à la dépendance et à la pénibilité. Nous préférons, à la suite de Hannah Arendt, appeler «œuvre», ou comme André Gorz «travail choisi» distinct du «travail contraint», la fonction anthropologiquement féconde du travail. D’autres sociologues cependant n’ont pas fait ce choix sémantique car le mot travail est chargé aussi de connotations fortement positives, notamment du fait des luttes sociales qui ont été menées pour l’humaniser. Tel est le cas de Guy Jobert qui, dans une thèse intéressante1 qu’analyse ici Gilles Ferry, fait du travail un «fait humain total» et de la compétence professionnelle «un cas particulier de la compétence à vivre».

Le travail humain !
C’est l’explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps.

Arthur Rimbaud

Pourquoi tenir tant au travail ? À ce travail si souvent fastidieux, parfois pénible, rarement bien rémunéré ?

Pour gagner sa vie, dit-on. Gagner sa vie ? C’est gagner l’argent pour se nourrir, se loger, s’habiller… Mais pas seulement. C’est aussi gagner autre chose : l’attention d’autrui. Se faire connaître et reconnaître comme un homme, une femme, un sujet humain vivant, existant, donnant et recevant, échangeant des objets, des services, des signes, éventuellement des marques d’intérêt, d’estime, de confiance.

Le travail, fait humain total

Le travail c’est beaucoup plus que la contribution productive à une œuvre donnant lieu à rétribution. C’est une affaire humaine, un «fait humain total», nous dit Guy Jobert, ajoutant qu’«il n’est de travail qu’humain» et que la compétence requise pour un travail, la compétence professionnelle n’est qu’«un cas particulier de la compétence à vivre» qui la dépasse et la soutient. La formule, empruntée à Yves Schwartz, ne manque pas de surprendre, surtout lorsqu’elle s’affiche en tête d’un mémoire dont je voudrais rapporter ici le propos.

Les travaux de Renaud Sainsaulieu ont mis en évidence les effets de l’expérience du travail sur la construction identitaire. Ceux de Christophe Dejour, initiateur de la «psychodynamique du travail» font de la reconnaissance le ressort principal de la motivation et de l’accomplissement de soi au travail.

S’inscrivant dans cette ligne Jobert en scrute les applications et la déploie jusqu’à un renversement de la représentation classique du rapport au travail. Il pose que ce n’est pas le projet de transformation du monde extérieur qui prévaut dans l’activité de travail, mais que «le projet de subjectivation est premier par rapport à la volonté d’action sur le monde». Ainsi, selon Jobert «le sujet travaille dans l’intention de créer le lien social dont il tirera des ressources de reconnaissance et d’identification».

Cette thèse s’affirme comme l’aboutissement de l’investigation empirique et réflexive que relate son mémoire. Il s’agit d’une recherche-intervention, ou du moins une recherche qui prend pour objet l’intervention effectuée par Jobert à l’Électricité de France et qui, la surplombant après coup, opère «la traduction du problème social en problème sociologique». En l’occurrence nous dirions plutôt : psychosociologique.

L’intervention de longue durée concernait les agents de conduite des centrales nucléaires. Elle répondait à une demande d’audit ou d’évaluation des problèmes posés par la mise en place d’une nouvelle organisation de la conduite tant au niveau fonctionnel qu’au niveau du vécu des agents. Jobert a observé l’activité des agents de conduite et écouté leurs récits où s’exprime leur relation au réel comme acteurs et comme sujets dans les sites producteurs d’électricité.

Confinés dans ces lieux étranges, loin de la hiérarchie de l’entreprise, confrontés à l’automatisation la plus sophistiquée qui soit, au grand risque nucléaire, aux contrôles multiples (ceux qu’ils ont à effectuer et ceux auxquels ils sont soumis), ces équipes assurent nuit et jour la continuité de la production de l’énergie et la sécurité de l’installation.

Les ergonomes constatent que dans tous les domaines un écart apparaît entre le travail prescrit, tel qu’il est défini dans les fiches de poste, et le travail réel accompli par les opérateurs qui doivent interpréter les normes fixées en fonction des situations changeantes qui se présentent à eux. Dans le cas particulier des centrales nucléaires, compte tenu des impératifs de production, des contraintes de quart et des dangers exceptionnels auxquels les agents de conduite sont exposés, l’organisation du travail vise à combler cet écart. Des consignes et des règlements très stricts, des codifications précises sont établies qui sont censées ne laisser aucune place à l’erreur. Toutefois «la réalisation de la performance exige le débordement de la définition formelle des tâches». Ici la marge de manœuvre est des plus étroites et cependant, à la surprise de l’analyste, comme ailleurs, les ruses, les inventions, voire les transgressions sont de mise pour obtenir le résultat recherché, mobilisant le désir et l’intelligence. Du même coup survient le sujet, sa présence active. Ses initiatives, ses émotions.

Les agents ne s’expriment pas publiquement sur ces aspects immergés de leur contribution, du moins pas directement. Parfois dans des conversations informelles il peut leur arriver d’évoquer certaines situations, divers incidents. On touche alors à leur souffrance au travail, notamment leurs peurs devant les risques réels ou fantasmés d’une fausse manœuvre ou des contaminations. Bien que familiers de la chose nucléaire, les agents de conduite n’échappent pas à l’imaginaire social du nucléaire porteur de destruction et de mort générateur d’angoisse. On devine que la charge psychique de leur activité est considérable. Pourtant, en tant que telle, elle ne fait pas l’objet d’une rétribution, ni même d’une reconnaissance. Elle n’est même pas parlée. Elle est en fait déniée, autant par les agents que par les responsables de l’institution «réunis dans le maintien des défenses collectives contre la peur». Or il s’agit de la part la plus investie de la contribution des agents, celle qui les concerne en tant que sujets.

La plainte au travail

Ce que donnent à entendre ces agents de manière continue, insistante, c’est une plainte, une plainte qui se fixe sur toutes sortes d’objets. Une plainte énigmatique, dit Jobert, paradoxale au regard de la situation des agents de conduite réputée privilégiée au sein de l’entreprise tant du point de vue matériel que du point de vue symbolique. C’est la plainte douloureuse de sujets perpétuellement et structurellement insatisfaits.

L’énigme de cette plainte a saisi Jobert comme un défi et l’a poussé à une suite d’interrogations sur les vicissitudes du rapport au travail dans un tel contexte.

Réfléchissant à ce contrat tronqué, à cette contribution masquée, à cet échange inégal, il avance l’hypothèse que «cette reconnaissance impossible constitue la source majeure de la plainte continue exprimée par les agents et qu’ils expriment sans relâche, soit à travers la revendication de leur particularisme, soit à travers des exigences économiques».

Dans ces conditions la question est de comprendre ce qui, individuellement et collectivement, fait tenir les agents, au double sens de tenir à leur poste, à leur fonction, et tenir le coup nerveusement, comment leur activité peut leur apporter satisfaction, plaisir, solidarité. Il faut supposer qu’en deçà du contrat de type marchand qui octroie une rétribution contre une contribution clairement évaluée, une face cachée du rapport à leur travail échappe à la problématique utilitaire.

Ce que Jobert entend de ce qu’ils disent et de ce qu’ils taisent, de leur plainte lancinante, semble relever d’une autre rationalité, d’un autre registre de socialité que celui de leur contrat de travail. Il recourt alors à Marcel Mauss qui dans son Essai sur le don (1924) avait développé une théorie de l’échange non-marchand fondé sur le don et le contre-don dans une structure communautaire. Le don à la fois volontaire et obligatoire, n’est ni utilitaire, ni désintéressé. Il appelle le contre-don et institue une réciprocité qui lie les personnes entre elles. «Alors que le marché dissout le lien social, ou plus exactement le réifie en le faisant vivre hors des personnes, le don n’a d’autre fonction que de le nourrir en mêlant inextricablement les personnes à ce qu’elles échangent dans une temporalité jamais interrompue» (p. 214).

Ce mode d’échange du don et du contre-don implique la dette, une dette originaire concernant toute personne du fait de son appartenance à un corps social, une dette toujours reconduite. Don et dette s’engendrent mutuellement.

La dette

Quelle est donc la dette des agents de conduite et que doivent-ils donner ? Leur dette vis-à-vis de l’employeur, c’est principalement la position qu’ils occupent dans la société, leur passage «d’une position ouvrière à une fonction de professionnel expert» (p. 221). Cette dette et la dépendance qu’elle entraîne, l’obligation de l’acquitter, sont constitutives de leur identité. Elle confère aux agents de conduite le rôle quasi sacré de «vestales» modernes. À quoi Jobert ajoute la culpabilité qui résulte de la transgression aux lois de la nature que signifie la fission du noyau atomique. Il souligne que chez les agents, le sentiment de responsabilité s’inscrit dans la perspective de la dette et devient souci permanent de l’autre.

En contre-don, ce qu’ils donnent, c’est ce qu’ils doivent assumer bien au-delà des termes du contrat salarial : la production sans faille de l’énergie qui fait vivre les hommes et la protection des personnels de l’entreprise et de l’environnement contre le danger mortel du nucléaire.

L’apport de la théorie maussienne du don et contre-don introduit une nouvelle dimension dans la problématique développée par la psychodynamique du travail qui met en évidence la primauté de la subjectivité et de la quête de reconnaissance dans le rapport au travail. Les observations accumulées par Jobert au long de son intervention dans les centrales nucléaires lui ont montré que l’échange contribution-rémunération institué par le contrat salarial était étroitement articulé à cette tractation sous-jacente qui l’aiguillonne et le soutient.

On saisit alors le travail comme un «fait social total», fondamentalement humain qui, au-delà des habilités exigées, requiert une «compétence à vivre».

Dira-t-on que le cas des agents de conduite est sous ce rapport exceptionnel ? Exceptionnel, peut-être, mais en ce sens qu’il pousse jusqu’au paroxysme les contradictions ordinaires du rapport au travail.


1. Guy Jobert, La compétence à vivre. Contribution à une anthropologie de la reconnaissance au travail, mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches, Université François Rabelais de Tour. UFR Arts et Sciences humaines, soutenu devant un jury composé de G. Pineau, G. Benguigui, R. Caspar, C. Dejour, D. Hameline, R. Sainsaulieu et G. Vigarello, le 19 janvier 1998.