VERS UNE CIVILITÉ MONDIALE


Nous sommes des «humains-terriens» : cette évidence trop souvent oubliée entraîne deux conséquences : écologique et anthropologique.

Écologique : notre destin est intimement lié à celui de notre planète ; comme l’exprime justement l’étymologie, la théorie de la grande maison, l’éco-logie (oikos en grec signifie maison), c’est-à-dire de notre Terre-patrie, devrait être supérieure à cette discipline d’application concernant nos «petites maisons» qu’est l’éco-nomie (en grec le nomos doit être subordonné au logos).

Anthropologique : nous ne sommes pas les seuls terriens puisque nous partageons ce privilège avec d’autres espèces, mais nous sommes une espèce unique et singulière à plus d’un titre, l’espèce humaine. Et cette espèce est aujourd’hui en train d’acquérir la possibilité formidable (au double sens de fascinante et terrifiante) de se transformer elle-même du fait de la fusion de la révolution informationelle et de la révolution génétique.

Ce double défi est au cœur des recherches conduites depuis plusieurs années par Transversales. Il conduit, à partir d’une interrogation pluri-disciplinaire permettant aux sciences de la nature et de l’homme de s’interpeller et de se féconder mutuellement, à renouveler la question politique : si la politique est l’art de construire une cité (polis) pacifiée (police/politesse) comment penser ce projet à l’échelle de la cité-planète sans oublier que l’espèce qu’il s’agit de faire vivre en paix recèle en elle des potentialités violentes considérables ?

Existe-t-il des dynamiques politiques susceptibles de prendre en charge ce défi-là ? Il nous faut reconnaître que les espaces politiques traditionnels ne s’y prêtent guère pour une double raison : leur territoire de référence n’est pas planétaire et leur modèle de pacification est centré sur l’exportation de l’agressivité sur l’extérieur du territoire où le politique est constitué (cité, empire, nation, etc.). L’étranger, le barbare, l’infidèle constituent les figures traditionnelles de cette extériorité permettant à la violence intérieure de se déporter.

En revanche une autre catégorie d’acteurs est née ces dernières années en vue précisément de prendre en charge ce défi : c’est celle que l’on retrouve définie par un triptyque dont les mots clefs sont action humanitaire/écologie/citoyenneté. Les mouvements civiques qui peuvent s’inscrire dans cette perspective sont souvent encore limités, ils ne prennent en charge que l’un des aspects de ce triptyque, la perspective planétaire est pour eux parfois plus un horizon qu’un véritable espace stratégique. Les associations humanitaires (Amnesty, Médecins du Monde, etc.), les ONG de solidarité internationales (OSI), les associations écologiques comme GreenPeace, expriment plutôt un choix thématique entre ces trois pôles, les mouvements civiques continentaux (par exemple ceux qui œuvrent pour une citoyenneté européenne à l’instar des Conférences intercitoyennes ou du Forum de la société civile européenne) se caractérisent eux par la volonté de faire déjà émerger une citoyenneté à l’échelle des grandes régions du monde.

Sur le plan directement planétaire, les tentatives sont plus rares et/ou moins connues. Des mouvements pionniers comme Citoyens du Monde cherchent aujourd’hui à trouver un second souffle grâce notamment à l’énergie déployée par Troy Davis, le fils de Gary Davis ce pilote de bombardier révolté qui, en déchirant son passeport américain, se déclara citoyen du monde. Des initiatives comme ATTAC (association pour une taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens) lancées par Le Monde diplomatique et auxquelles nous nous sommes associés cherchent à mettre en œuvre une mobilisation civique sur un point central : le refus de voir les marchés financiers déterminer la vie de milliards d’êtres humains hors de toute régulation politique et sociale. Des «think tank» comme le Centre International Pierre Mendès-France avec qui nous organisons fréquemment des séminaires communs1 contribuent à élaborer des analyses et des propositions en vue de construire les éléments d’une mondialisation à visage humain.

L’Alliance
pour un monde responsable et solidaire

Il est enfin (last but not least) une initiative dont nous sommes partie prenante depuis plusieurs années à titre individuel ou collectif2 qui cherche à intervenir à la fois sur le terrain de l’action, de la proposition et de la réflexion. Il s’agit de l’Alliance pour un monde responsable et solidaire. Celle-ci a organisé en décembre 1997, sept rencontres continentales à São Paulo, Bangalore, Barcelone, Kigali, Alger, Roubaix et en Norvège.

Ces rencontres ont rassemblé plus de 300 personnes. Celle de São Paulo, la plus importante, regroupait des «alliés» originaires des cinq continents. Les autres sont des rencontres continentales ou locales rassemblant chacune environ 30 personnes. Des dizaines d’«alliés» qui ne pouvaient se déplacer pouvaient cependant participer à distance grâce à Internet.

Les premiers travaux proposés par la Plate-forme pour un monde responsable et solidaire de septembre 1993 portaient sur les rapports entre les êtres humains et la biosphère (énergie, eau, sols, réhabilitation des zones dégradées, conversion de l'industrie d’armement). Les rencontres continentales autour du Sommet Social de Copenhague de mars 1995 (où Europe 99 joua un grand rôle) s’étaient déroulées à Beijing, Cape Town, Paris et Rio de Janeiro. Elles permirent d’identifier plusieurs thèmes socio-économiques. La déclaration de Copenhague : «Une alliance mondiale face à l’apartheid social» avançait des propositions sur :

- une nouvelle «gouvernance» mondiale ;
- un nouveau rôle de l’État ;
- le dépassement des mouvements de la société civile vers une citoyenneté organisée ;
- une économie au service des êtres humains3.

Dans le même temps, d’autres réseaux sociaux et politiques sont venus enrichir le cadre thématique de l’Alliance. En particulier, les réseaux animés par les groupements de paysans ont élaboré des propositions concernant la sécurité alimentaire, la gestion durable de la terre, la place essentielle de l’agriculture et des paysans dans les sociétés contemporaines. Une rencontre internationale particulièrement riche sur les rapports masculin/féminin s’est tenue en Inde a New Delhi. Des initiatives ont été prises sur le plan culturel et artistique : la rencontre «Phoenix» de Copenhague où le réseau Trans Europe Halles animé par Fazette Bordage a joué un rôle décisif ainsi que Transversales et Europe 99 sur des thèmes qui nous sont chers : comment devenir artistes de nos vies ? Chaque fois, ces initiatives émanant de personnes ou de collectifs membres de l’Alliance ont bénéficié de l’appui de la Fondation Charles Leopold Mayer pour le progrès de l’homme. Des chantiers thématiques, des collèges organisés sur une base géographique ou professionnelle cherchent à faire le lien régulier entre ces initiatives, les pratiques des «alliés» et la dimension théorique et stratégique des grandes questions planétaires.

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Il nous a paru utile de faire connaître à nos lecteurs certains des textes qui nourissent cette tentative passionnante, notamment autour de trois questions décisives :

- la gouvernance mondiale ;
- le projet de charte de la Terre ;
- la sécurité alimentaire.

Patrick VIVERET


1. Deux sont prochainement prévus : l’un sur le problème mondial de l’eau, l’autre sur les enjeux éthiques et politiques de la «révolution du vivant».
2. C’est le cas par exemple de Jacques Robin, Patrick Viveret, Valérie Peugeot, Michel Hervé, et à titre collectif, d’Europe 99.
3. Ensemble des textes disponibles à la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme, 38 rue Saint Sabin 75011 Paris.