Internet, les Etats-Unis et l'Europe :
pour un réveil démocratique contre l'arme ultralibérale


Michel DUFOURT*
*Journaliste à la revue Golias.


Rendues publiques en Juillet 1997, les conclusions du rapport d'Ira Magaziner sur les autoroutes de l'information ne doivent pas étonner. En se prononçant pour une absence totale de réglementation sur les transactions commerciales en ligne, le conseiller spécial du président Clinton poursuit une stratégie initiée dès 1993. Son but : transformer Internet en zone duty-free pour conforter la domination américaine dans le nouveau secteur clé de l'économie mondiale... et compromettre les chances d'une construction européenne qui prenne la relève de l'Etat-providence.

Si Al Capone avait survécu aux années quarante, il aurait financé les travaux de l'école de Chicago. Et prêché, avant Albert Gore, l'installation des infrastructures de l'information. Cette jonction, historiquement explosive, de la théorie néolibérale et des nouvelles technologies de la communication lui aurait ouvert les portes d'un marché planétaire, où les lois sont à l'image de ces élites censées les édicter : impuissantes ou serviles, gravement inopérantes. Al Capone est mort, mais ses lieutenants d'adoption ont compris quels avantages leur procurerait la fusion d'une doctrine et de procédés techniques qui garantissent leur domination.

Les autoroutes de l'information sont "une priorité stratégique pour les Etats-Unis" avait prévenu Albert Gore. De fait, quand les règles n'existent plus, c'est le plus fort qui triomphe : le plus puissant, le mieux armé, le mieux préparé. Et l'avance américaine dans ce domaine est indiscutable.

Les Etats-Unis, c'est le premier marché des communications : 65 % de l'ensemble des communications mondiales en sont issues. C'est également, avec 40 millions de ménages équipés d'ordinateurs personnels, le plus fort taux mondial d'équipement informatique par foyer fiscal. En fusionnant communication (audiovisuel et téléphonie) et informatique, les nouvelles technologies organisent le croisement de ces deux variables : sur les 9,5 millions d'ordinateurs reliés à Internet en 1996, on estime que plus de 60 % appartenaient à des Américains. A la même époque, on évalue de 10 à 18 le nombre de sites Internet pour mille personnes aux Etats-Unis, en Australie et dans les pays nordiques, contre 5 à 10 pour le Canada et une partie de l'Europe de l'Ouest. Plus de la moitié de ces sites appartenant à des société privées. Des chiffres qui témoignent de la vivacité d'une économie de services1 qui a fait de l'audiovisuel son fer de lance et des nouvelles technologies le multiplicateur de son expansion2.

En 1991, deux économistes américains réfléchissant sur la globalisation de l'économie d'entreprise3 s'affrontaient sur la question de savoir ce qui, de la nationalité du capital ou de la nationalité du travail devait être privilégié dans le cadre d'une stratégie économique nationale. Concernant les technologies nouvelles, les experts outre-Atlantique n'auront pas à trancher : capitaux, concepteurs et producteurs possèdent le même passeport4.

Les raison d'une telle avance ? Un secteur des communications protégé par une déréglementation en vase clos5 et une stratégie intensive en Recherche-Développement, véritable ébauche d'une politique industrielle, encouragée et financée par l'Etat. On comprend alors de quelle hypocrisie font preuve Albert Gore, Robert Allen et consorts quand ils continuent de prêcher la "nécessaire" déréglementation des marchés mondiaux. La prééminence des industries américaines, leur avance technologique globale, leur poids financier et commercial les placent comme interlocuteurs incontournables dans les stratégies d'alliances que devront développer, s'ils veulent survivre, les grands groupes industriels non américains. Mais marteler à satiété les vertus thaumaturgiques de la déréglementation tous azimuts peut ne pas suffire. Il faut parfois contraindre ses "partenaires"commerciaux à adopter les règles d'un jeu dont ils redoutent le prix des pertes.

C'est la stratégie qu'avalisa le Congrès américain, en octobre 1994, en votant le Digital Telephony Act. Défendue bec et ongles par un puissant lobby industriel, cette loi légalisa l'encryptage, contre l'avis défavorable du FBI et de la NSA, organisant le boom programmé du nouveau fleuron de l'économie américaine : le commerce électronique et les services en ligne. C'est à cette époque que se développèrent, en effet, les expériences pilotes d'argent numérique, de publicité et de télévision interactives, entra"nant une recrudescence des alliances entre fournisseurs d'accès et pourvoyeurs de contenus.

Sur le plan intérieur, ce vote était logique. Le législateur américain pouvait difficilement entraver le développement d'un secteur responsable d'un point de croissance supplémentaire par an. Mais il n'est pas illégitime de questionner les autres raisons possibles d'un tel vote. Et de se demander si quelques apprentis sorciers - au nombre desquels l'administration Clinton, qui continue de prêcher l'absence totale de régulation des réseaux - n'y ont pas décelé l'occasion de réaliser un objectif éminemment politique : compromettre les possibilités d'une construction européenne relevant de l'Etat-providence.

Car la CEE ne demeurera un adversaire économique sérieux pour les Etats-Unis que tant qu'elle défendra le fameux "modèle social européen". L'histoire des négociations du GATT ou de l'OMC le prouve : les plus solides des Etats-membres ne sont jamais aussi agressifs que lorsque leurs populations craignent que ne soient démantelés, dans et sur leur dos, certains des principes fondamentaux de l'Etat-providence. Or c'est bien dans cet affrontement entre des philosophies politiques concurrentes que subsistent les derniers principes de régulation et d'organisation de la compétition économique mondiale. Mais la lutte est rude, et grande la tentation de se laisser aller au chant de sirène de la vulgate ultralibérale. Et aujourd'hui, la France, comme l'Europe, sont mises en demeure de se choisir un avenir qui, suivant les choix opérés, se révélera plus ou moins gênant pour le géant américain.

D'où, peut-être, la tentation de forcer le cours de l'Histoire. En légalisant l'inviolabilité et la confidentialité absolue des communications transitant sur Internet, le Congrès américain a encouragé la fusion définitive de l'économie virtuelle et de l'économie réelle. Le développement accéléré du commerce électronique, la possibilité d'ouvrir un nouveau champ monétique planétaire sont là pour en témoigner. Or il est impossible sans une concertation internationale de réglementer ces nouvelles activités, et les Etats-Unis s'opposent à tout interventionnisme.

Cruel dilemme, qui place les Etats européens, déjà fortement distancés, face à l'alternative suivante :
- accepter de légaliser l'encryptage des données informatiques et organiser une déréglementation générale des marchés, au mépris de toute une tradition juridique européenne de protection des libertés individuelles et des droits de propriété intellectuelle6 ;
- prendre le temps de la réflexion pour élaborer une stratégie de réponse communautaire efficace, et risquer de se laisser irrémédiablement distancer dans le nouveau secteur clé de l'économie mondiale.
Dans l'un et l'autre cas, cette stratégie du Hold-up s'avère payante. Prise à la gorge par l'avance américaine, la communauté européenne doit, si elle veut réagir rapidement, accepter de laisser au marché la "régulation" des réseaux. Pari dangereux dont les gains potentiels doivent être reportés aux risques de perte. Car cette position signifierait l'abandon de facto du concept d'exception culturelle au moment où fusionnent les secteurs de l'informatique et de l'audiovisuel. Or si les prestataires européens de services peuvent s'engouffrer dans la brèche, rien n'indique qu'ils soient les premiers à profiter de ce recul sur une position stratégique7. Surtout, la déréglementation reviendrait à avaliser les propositions américaines visant à ne pas taxer les transactions financières en ligne. En clair : à mettre bas un duty-free planétaire signant l'acte de décès de l'Etat-providence8.

Qu'elle soit ou non vérifiée, cette hypothèse ne doit pas masquer l'essentiel : en acceptant de mettre l'Etat hors-jeu, les élus américains ont ouvert une brèche inquiétante : celle d'une remise en cause de la protection des libertés individuelles par la loi.

Et c'est là que l'administration Clinton peut se brûler les doigts. Parce que le "laisser-fairisme" n'est pas un projet de société. Et qu'on ne transige pas avec les principes fondamentaux de la démocratie sans risquer un jour d'en payer le prix. Le rapport d'Ira Magaziner a beau rappeler que l'Etat américain est tenu de protéger la propriété intellectuelle et la vie privée, de réprimer la fraude, d'assurer la transparence et la résolution des conflits commerciaux, on voit mal comment, devenu aveugle, complètement privé de moyens de contrôle, il pourrait dans les faits exercer ses fonctions régaliennes.

Faut-il pour autant désespérer ? Rien n'est moins sûr. Si le piratage massif de banques de données sensibles a conduit à généraliser les techniques d'encryptage, on peut gager que la multiplication des menaces liées à celui-ci rendra nécessaire la création d'instruments nouveaux de coercition. Le risque de prolifération d'énormes marchés noirs de l'information, comme il en existe déjà sur Internet, est trop important pour que les entreprises du secteur privé ne réclament pas rapidement l'élaboration d'un corps de police spécialisé et d'un corpus juridique adapté.

Le tout est de savoir à quel niveau de compétence se réglera le problème. Et quel type de victimes on désire protéger. Aussi, plus que jamais d'actualité, la proposition énoncée par Jacques Robin de généraliser la création de comités internationaux d'infoéthique doit être reprise, amplifiée, concrétisée9. Au plan national, il est temps de répéter le travail de consultation-participation initié lors du débat sur la loi de cohésion sociale et de prendre rapidement les initiatives que commande la défense du Bien public : il est fondamental que le secteur associatif, les ONG comme les administrations publiques s'approprient les nouvelles technologies, forment des personnels, élaborent leurs propres banques de données, leurs propres réseaux. Il y a pour cela une fantastique opportunité : les milliers d'emplois pour les jeunes que le gouvernement s'est engagé à créer et qui un peu partout commencent à devenir réalité.


1. 80 % des emplois non agricoles créés aux Etats-Unis depuis 1950 l'ont été dans le secteur tertiaire. A l'heure actuelle, 3/4 des actifs américains travaillent dans les activités immatérielles (contre 2/3 en moyenne pour les pays de l'OCDE).
2. En 1996, les nouvelles technologies de l'information et de la communication ont contribué à 33 % de la progression du PIB américain. Source : Le Nouvel Observateur, n°1705, juillet 1997. La même année, selon le rapport Magaziner, les Etats-Unis ont exporté pour plus de mille milliards de francs de logiciels informatiques, programmes de divertissement, conseils et services en tous genres. Depuis 1987, l'exportation de services représente un tiers de la croissance américaine.
3. Laura D'Andrea Tyson, "They are not US : Why American Ownership Still Matters", The American Prospect, n°4 (Winter 1991), p. 37-49.
Robert B. Reich, "Who Do We Think They Are ?", The American Prospect, n°4 (winter 1991), p. 49-53. Laura D'Andrea Tyson sera par la suite nommée Présidente du Comité des conseillers économiques du Président Clinton. Robert B. Reich deviendra ministre du travail.
4. Les Etats-Unis sont les premiers exportateurs mondiaux de nouvelles technologies. Parmi les regroupements en cours dans le domaine des industries électroniques, des opérateurs de télécommunications et des industries de programmes, les 2/3 concernent des groupes américains. La majorité de leurs recherches et de leurs productions sont effectuées sur le territoire national, employant des actifs autochtones. Source : Rapport de l'UIT sur le développement des télécommunications dans le monde, 1995.
5. Asdrad Torrès, "L'eldorado cybernétique", Manière de voir, n°27, août 1995.
6. Pour identifier les aboutissements de cet enjeu majeur, lire Philippe Quéau, "Offensive insidieuse contre le droit du public à l'information", Le Monde diplomatique, février 1997.
7. La CEE est déficitaire pour la publicité, les droits sur l'audiovisuel, les télécommunications et les redevances de brevets, qui représentent 40 % de sa balance des services. En dix ans, les pertes commerciales de l'audiovisuel européen face aux Etats-Unis sont passées de 0,5 milliards de dollars en 1985 à 4 milliards de dollars en 1995. Source : Le Monde diplomatique, février 1997.
8. On peut estimer le futur marché annuel des services en ligne à plusieurs centaines de milliards de dollars. Taxer les transactions, c'est risquer une fantastique évasion fiscale. S'y refuser, c'est tuer la justice sociale.
9. Jacques Robin, "Survivre à la technologie", Le Monde diplomatique, février 1995.