Kyoto : regards rapides sur quelques affrontements

Robert LION, Président d'Energy 21 et membre du Conseil de la Terre

 

Robert Lion, après les fonctions importantes qu'il a assumées longtemps comme Président de la Caisse des dépôts et consignations, s'est consacré à l'écologie et en particulier aux problèmes de l'énergie. Après la Conférence de Rio en 1992, il a créé une ONG performante, Energy 21. Avant son départ pour Kyoto, il nous a adressé le point de vue suivant.

1. Premier bras de fer : intérêts économiques contre vision écologique. Cet affrontement-là est le mieux perçu. Il se déroule pour l'essentiel au sein des pays industrialisés : il a donné lieu, aux Etats-Unis, à de spectaculaires assauts de catastrophisme, à coup de spots télévisés et de pleines pages, achetées par les deux camps, dans la presse.

Du côté des défenseurs, on ne trouve que quelques pays industrialisés -- ceux où charbon et pétrole pèsent plus que les voix des environnementalistes, tels les Etats-Unis et l'Australie. Les pays producteurs de gaz naturel, Norvège, Pays-Bas, Grande-Bretagne, sont en revanche parmi les plus hardis à vouloir limiter les émissions de gaz à effet de serre. Tony Blair a récemment porté de - 10 % à - 20 % l'objectif britannique de réduction pour 2010, par rapport à 1990.

Sur ces positions de défense campe une grande coalition d'intérêts industriels : charbon et pétrole, électricité, automobile. Les arguments sont de deux sortes : il faut attendre, puisqu'on n'a pas de certitudes scientifiques absolues ; réduire les consommations d'énergie, c'est fabriquer de la récession. A cette coalition vient s'allier le patronat dans son ensemble ; sa démarche est plus idéologique que rationnelle.

L'autre camp, ce sont la plupart des gouvernements des pays du Nord. Ils sont d'autant plus fermes que l'opinion publique a une forte sensibilité "verte". Des milliers d'ONG les appuient, des intellectuels, la majorité des scientifiques. L'argumentaire est loin de se borner aux solidarités entre Nord et Sud, et entre générations. Il veut démontrer aussi que la croissance s'accommode d'une réduction des émissions de gaz carbonique. Ils présentent des analyses économiques souvent solides et dessinent des schémas énergétiques alternatifs (maîtrise de l'énergie, énergies renouvelables).

Dans cet affrontement, il y a un entre-deux. Des entreprises anticipent l'inéluctable succès des défenseurs du climat --- à Kyoto et au long des décennies qui viennent. Ce succès leur ouvrira des marchés : nouvelles générations d'automobiles et d'appareils domestiques, nouvelles technologies énergétiques, produits et process industriels moins énergivores. Le champion mondial de ces attitudes intelligentes pourrait bien être... Shell, ou Toyota, ou Dupont de Nemours. Shell a élaboré le scénario d'une économie mondiale "dématérialisée", où l'on voyagera moins grâce aux techniques de communication, où les voitures seront hyper-économes, les systèmes de transport révolutionnés, les énergies renouvelables (auxquelles ce groupe consacre dès à présent des sommes considérables) en mesure d'assurer, en 2060, les deux tiers des besoins mondiaux.

De même, l'appel à la "flexibilité" dans l'application du probable protocole de Kyoto répond à des intérêts économiques. On ne s'étonnera pas de la ferme défense, par les Etats-Unis, de cette piste libérale. Un courant d'affaires se cherche, notamment autour du marché à terme de Chicago, pour mettre en œuvre à grand profit le commerce des "permis négociables". On aura remarqué, dans la position adoptée in extremis par le Japon, la place faite aux transferts de technologies, c'est-à-dire à la conquête de marchés : photovoltaïques, éoliennes, moteurs à haute performance...

2. Le second affrontement est Nord-Sud. De Rio à Kyoto, en passant par le "mandat de Berlin" de 1995, on a vu s'esquisser un système dual : les pays industrialisés, dits "de l'annexe I" devront, si Kyoto réussit, se plier à des engagements quantitatifs assortis de calendriers, et adopter "politiques et mesures" ad hoc ; les pays en développement n'auront d'autres obligations que d'évaluer et d'informer ; les pays en transition seront dans une situation intermédiaire.

Ce traitement différencié a deux fondements :

- la responsabilité des pays du Nord au regard de l'effet de serre ; le Tiers Monde les appelle à une expiation ;

- le fait que le processus international sur le climat est né d'une préoccupation environnementaliste chez les riches : le Sud a d'autres priorités : pauvreté, développement, démographie. Comment le groupe de pays moteurs pourrait-il lui faire partager son souci pour la planète, comment pourrait-il lui faire accepter un système institutionnel international, sinon par une négociation douce, et par une exonération de contraintes, au moins au départ ?

Un tel arrangement mondial pose certainement problème : il accrédite l'idée, fausse, qu'on ne peut se développer sans forcer de manière débridée les émissions de gaz à effet de serre. Cette perspective est d'autant plus inquiétante que les pays du Sud, qui produisaient moins de 20% de ces émissions en 1990, devraient être aussi polluants que le Nord d'ici une quinzaine d'années. De 1990 à 1994, les émissions de CO2 en Chine auront augmenté de 30%.

On ne peut dès lors blâmer tout à fait la position du Congrès américain, refusant l'été dernier tout effort si les pays en développement ne commencent pas par améliorer leurs performances.

Mais la riposte du "G 77 + Chine" a été cinglante :

- "chez vous, gaspillage énergétique et émissions par tête ont recommencé à augmenter (après avoir baissé dans la foulée des chocs pétroliers)". L'argument est juste, et vise surtout les Etats-Unis ;

- "et l'aide au développement ? Rio, avec votre concept de développement durable, c'était : et la protection de l'environnement, et une aide renforcée au développement. Or cette aide décroît régulièrement depuis le début de la décennie. Ne comptez pas sur nous, dans ces conditions, pour être vos fantassins de l'environnement".

En raison de ces positions durcies, l'Assemblée générale des Nations Unies a échoué, en juin 1997, à relancer l'"esprit de Rio". Le même affrontement sera la toile de fond de Kyoto.

Bien entendu, il faut ici encore nuancer. Le groupe d'Etats dit "Aosis" (les petits états insulaires) et la plupart des pays d'Afrique ont depuis Berlin, en 1995, milité pour des réductions d'émissions très fortes et universelles. A l'autre extrême, l'OPEP s'est opposé longtemps à l'idée même de quotas pour les pays industrialisés. En octobre 1997, entraînés notamment par le Brésil, le G77 et la Chine ont indiqué qu'ils soutiendront l'objectif de l'Union Européenne, et envisageront de s'engager eux-mêmes à prendre des mesures limitant l'usage du charbon et du pétrole.

Mais cet automne voit un ébranlement de l'économie mondiale. Hier locomotive, l'Asie va marquer le pas. En retour, ces pays dont l'activité repose largement sur la délocalisation d'industries consommatrices de main d'œuvre et d'énergie, quand ce n'est pas sur l'exportation du pétrole, vont-ils soutenir un protocole qui amènerait l'OCDE à accélérer sa marche vers des modèles économiques plus respectueux de l'environnement, au risque de modérer ses achats aux pays semi-industrialisés et pétroliers ?

3. Kyoto sonnera-t-il le retour du nucléaire ? Une brèche est ouverte, que les Américains, administration en tête, comme les industriels français ou allemands, vont tenter d'exploiter. La publicité dans nos journaux nous a rappelé que nous tenions la potion magique : "beaucoup d'électricité et pas du tout de CO2...". Au moment même où il annonçait des objectifs un peu plus ambitieux pour Kyoto, Clinton vendait des centrales nucléaires à la Chine.

C'est ici un nouvel affrontement Nord-Nord. L'industrie nucléaire va se battre pour exploiter cette fenêtre inespérée que lui ouvre Kyoto. A travers le monde, les ONG de l'environnement refusent la réponse par le nucléaire -- et ils ont sur ce sujet marqué des points cette année : en France, en Suède, au Japon. L'actualité du Moyen-Orient, qui ranime les craintes de prolifération nucléaire, renforce leurs arguments.

Entre les dérèglements climatiques et les dangers attachés au nucléaire, qui concernent aussi des horizons très lointains, quels choix opérer ? Je renvoie plutôt au travail du groupe "Long terme" de la Commission de l'énergie du Plan, que Benjamin Dessus vient de présider. Il met en balance quelques grands risques liés à l'énergie :

- le réchauffement climatique ;

- la destruction d'écosystèmes : déforestation, pluies acides, grands barrages hydroélectriques, etc. ;

- les menaces sur la santé de l'homme : pollutions urbaines, etc. ;

- les concurrences d'usage des sols : déforestation pour cultures énergétiques, champs d'éoliennes, etc. ;

- le legs de déchets nucléaires aux générations à venir.

Le climat est, enfin, à l'ordre du jour. Mais l'effet de serre n'est qu'un problème majeur parmi d'autres. Il nous faut en riposte élaborer des pondérations pertinentes. Mais nul n'est en charge de cela.

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