Nouveaux modes de travail

Alain d'Iribarne

Le traitement de volumes toujours plus importants d' "information" par les entreprises, l'interactivité homme-machines des outils informationnels entraînent une nouvelle organisation du travail productif. D'autre part, les processus d'informatisation, la montée du commerce électronique font craindre une dégradation du volume de l'emploi. Ces questions ont été traitées à Parthenay III et introduites par Alain d'Iribarne.

L'arrivée des Technologies de l'Information et de la Communication provoque des effets d'importance : les TIC conduisent à des transformations des rapports espace-temps, élargissant l'un et rétrécissant l'autre ; chaque technologie ne peut être considérée isolément, c'est encore plus vrai pour les technologies informationnelles de la communication qui font système entre elles, et avec celles qui les précèdent (téléphone, fax, PC...) ; les réseaux numériques ne sont pas nouveaux en eux-mêmes, ce qui est nouveau, c'est leur caractère non propriétaire ; enfin, ces réseaux technologiques viennent s'insérer dans deux autres réseaux : les réseaux logistiques et les réseaux sociaux. C'est cet ensemble qu'il faut prendre en considération.

Les TIC sont des outils qui apportent des éléments tant positifs que négatifs vis-à-vis de l'organisation du travail. Parmi les vertus potentielles des TIC, on peut énumérer : la possibilité pour tous d'avoir la même information, au même moment, partout dans le monde ; la possibilité du différé et de l'interactif et celle de faire face à tous les décalages horaires ; l'abolition massive des contraintes de lieux ; la réduction des coûts de transmission de l'information en raison des tarifications avantageuses des offreurs de services. Ces mêmes vertus peuvent engendrer en même temps des contraintes : une saturation peut résulter d'une diffusion systématique de l'information par le biais de la messagerie ; le différé pose le problème de l'absence de réponse aux messages ; l'interactivité peut être une contrainte insupportable car elle laisse peu de temps pour réagir et réfléchir ; enfin, les repères traditionnels du travail sont bouleversés, dans la mesure où les frontières entre le temps et les espaces du travail, de la formation et de la vie privée sont abolis.

Quatre problèmes organisationnels se posent avec acuité : la fiabilité des systèmes ; la construction des listes de destinataires : à partir du moment où la circulation de l'information est facilitée, la question de la détermination des destinataires devient un grand révélateur de l'organisation de demain et de la répartition de ses pouvoirs ; l'organisation concrète du poste de travail du récepteur de l'e-mail pour faire face à la surabondance des messages qui dépasse ses capacités de traitement ; le problème renouvelé de la confidentialité, non seulement dans les relations externes mais aussi dans les relations internes à l'organisation.

Dans le discours, il est dit que l'entreprise performante de demain sera celle qui "saura organiser ses réseaux d'informations sur de nouvelles bases et qui aura une compétence pour traiter convenablement ces informations". Mais dans la pratique, l'organisation du travail est un jeu à multiples acteurs entre lesquels presque toutes les combinaisons organisationnelles sont possibles.

La transformation de l'organisation

du travail dans la pratique

Il existera peu d'impact sur l'organisation du travail si l'introduction des TIC s'effectue sur un monde totalement réfractaire à ces échanges. Ainsi en est-il souvent dans l'Administration, cloisonnée à la fois verticalement (les services ne communiquent pas entre eux) et horizontalement (les hiérarchies ne communiquent pas avec les services de terrain, les chefs avec les subordonnés). On essaie alors de maintenir l'organisation et d'absorber les nouveaux outils en modifiant le moins possible l'organisation existante, notamment en ce qui concerne le secrétariat : dans l'administration classique, on garde la secrétaire, car il existe des enjeux de pouvoir. Dans la petite entreprise, à l'inverse, le secrétariat n'existe plus.

Au-delà de la suppression de catégories socio-professionnelles, les changements sont beaucoup plus profonds, car ils concernent directement le pouvoir et ses modes d'exercice.

Une autre conséquence de l'usage des TIC est l'abolissement des frontières entre le temps de travail et la vie privée. Très souvent les activités professionnelles sont poursuivies le soir au domicile. Si l'aménagement du temps de travail/temps privé est possible, il faut détruire certains mythes, notamment la généralisation du travail comme alternative à l'exode rural. Si le télé-travail s'avère néanmoins possible, il ne peut y avoir rupture physique totale avec le milieu du travail.

La question de la hiérarchie

Traditionnellement le pouvoir est lié à la détention et la rétention de l'information : la hiérarchie possédait l'information écrite et la distribuait à son gré. Parce que l'information est censée être distribuée à tout le monde, l'idée est souvent avancée que le mode d'organisation hiérarchique traditionnel va disparaître pour être remplacé, de plus en plus, par un mode de gestion par projet. Mais assiste-t-on à un écrasement des hiérarchies, à une disparition des hiérarchies ou encore à l'apparition de nouvelles hiérarchies ?

On constate que se mettent en place, par l'usage des messageries, des formes subtiles de hiérarchie. Celui qui a du pouvoir peut fixer la liste de ses destinataires en fonction de l'importance qu'ils ont au niveau du processus de décision ou des pôles d'expertise. L'en-tête du message donne une représentation du niveau hiérarchique de chaque personne.

Les réseaux remettent-ils en cause la hiérarchie traditionnelle basée sur l'âge ? Aujourd'hui, de plus en plus, l'organisation est basée sur le "good up" : on doit avoir une expertise forte pour la gestion de projets. Deux organisations essaient de coexister : une organisation basée sur une logique politique administrative, une organisation basée sur une capacité de faire. L'envoi massif de messages répond à une logique politique, alors que la pertinence des messages exigerait qu'ils soient plus sélectifs.

Qu'en est-il de la primauté de l'expert vis-à-vis du responsable expérimenté ? Ce qui fait le chef, c'est sa capacité à avoir une vision stratégique d'expérience, à savoir éliminer l'information inutile. Or tout le problème posé par Internet est justement la capacité à éliminer le bruit informationnel et à sélectionner l'information de façon stratégique. La génération actuelle de responsables n'y a pas été formée et donc les nouvelles générations sont amenées à exercer une fonction qu'elle ne devraient pas exercer. Les jeunes estiment avoir par là-même un peu plus de pouvoir. Or la définition même de l'expert c'est d'avoir beaucoup de savoirs dans un domaine et avec une vision étroite, mais d'avoir peu de vision stratégique.

En conclusion, le changement de pouvoir qui va intervenir sera beaucoup plus lié à une compétence d'analyse, de synthèse et de rediffusion de l'information.

Où en est-on du modèle taylorien ?

La logique économique : sur le plan de la responsabilité, les réseaux ont créé un apport considérable en autonomie, en capacité d'organisation et de décision. Mais dans une organisation, les individus fonctionnent d'abord selon des critères de productivité et d'efficacité ; le gain en autonomie et en responsabilité ne conduit pas à un gain en pouvoir réel qui reste aux mains du patron, détenteur du pouvoir économique.

D'une certaine manière, les affirmations de Wiener selon lesquelles l'avènement de la société industrielle, conduisant à accepter les conditions de la productivité, obligent à un travail d'esclave, sont encore vraies. Les outils cybernétiques, dont la finalité première est la décentralisation des tâches dans une perspective fonctionnaliste informatisée, s'inscrivent dans cette perspective.

On constate le plus souvent trois phases dans la vie de ceux qui travaillent avec les réseaux : l'expérimentation suscite dans un premier temps beaucoup d'enthousiasme de tous les acteurs qui partagent une utopie et ont pour objectif d'aller au-delà des barrières hiérarchiques ; puis une crise se fait jour quelques années après, qui peut prendre de multiples formes : embouteillage informationnel, jalousie de pouvoir... ; dans un troisième temps, la restructuration constitue une remise en forme des éléments de pouvoir. Celle-ci peut mettre en scène différents scénarios : abandon pur et simple, adaptations mineures, mais presque systématiquement taylorisation, qui se traduit notamment par une mesure de la productivité, un comptage des messages. En fait, tous les possibles imaginables existent dans une organisation du travail à partir des réseaux, de la plus agréable à la plus productiviste. Le problème est donc moins dans les TIC que dans ce que l'on en fait.

Ainsi les techniques ne déterminent rien, mais rendent possibles certaines transformations en fonction des objectifs.

Pour dépasser les limites actuelles

En ce qui concerne les relations externes, la première étape de la mise en réseau est la valorisation de la proximité. La proximité géographique est porteuse de valeur ajoutée. Il faut essayer d'identifier les compétences distinctives des structures avec lesquelles on est amené à collaborer et travailler sur elles. En ce qui concerne l'organisation interne du travail, le débat a souligné le fait que le problème fondamental n'a rien à voir avec les technologies de l'information : il est presque philosophique. Il s'agit de savoir si l'individu se soumet aux contraintes extérieures et se définit vis-à-vis d'elles. Toute personne à l'intérieur du système tend à intégrer ces contraintes et est en situation de soumission vis-à-vis de l'extérieur. Si on construit une entreprise dans l'autre sens par l'auto-organisation des individus qui connaissent les contraintes, intègrent des informations plus importantes, se vivent et s'organisent en réseau les uns par rapport aux autres, le problème peut être différent. La conduite de l'entreprise repose sur un système d'évaluation par le bas dans lequel les demandeurs deviennent en situation de chef d'orchestre et l'orientation des salariés est alors tournée beaucoup plus vers la recherche de la pérennité, que vers la rentabilité à court terme. Ce modèle n'apparaît cependant pas généralisable, tant que n'existe pas une garantie minimum d'allocation universelle permettant à chacun de travailler dans des activités diverses en valorisant ses propres compétences, tout en dépassant la contrainte monétaire.

L'effet sur l'emploi

Les TIC, en permettant de manipuler des signes, et notamment des signes de commande, conduisent à un constat : nos outils de production vont diminuer massivement la part de l'intervention humaine dans les biens et les services. D'un autre côté, les nouvelles technologies de l'information feront naître des emplois, mais dans des proportions moindres que ceux qu'elles en détruisent.

On peut considérer encore aujourd'hui que l'emploi résulte du rapport de vitesse entre le développement des services utilisant les technologies et les gains de productivité existant dans l'ensemble d'une activité sur un territoire donné. Le problème se pose alors de la localisation des activités sur l'ensemble de la planète et du rapport entre le capital et le travail. Dans la transformation des rapports de force aujourd'hui, celui qui gagne sur le marché est celui qui joue au mieux avec les facteurs de production les plus mobiles. Aujourd'hui c'est le travail qui est le moins mobile, sauf à admettre la flexibilité maximale.

Pour dépasser les contraintes de l'outil mis au service d'une logique purement productiviste, il importe d'affirmer un certain nombre de valeurs pour la pensée et l'action : réaffirmer que l'on n'adapte pas l'homme à un outil, mais que l'on doit partir de la question humaine, des rapports collectifs ; résister à une "sur-taylorisation" et à une mondialisation économique et financière ; conserver et encourager le lien social, notamment en multipliant les lieux de rencontre ; révolutionner notre rapport humain et notre mode culturel en allant vers plus de partage ; expliciter les règles du jeu des nouveaux outils pour un usage conscient de ces derniers.

Les politiques publiques sont sollicitées pour favoriser les initiatives locales créatrices d'emplois, défendre un salaire minimum garanti, donnant la liberté au bénéficiaire pour utiliser ses ressources de façon créative, diminuer le temps de travail afin de libérer du temps pour la formation professionnelle continue et pour la création et dans le même sens, réutiliser le loisir des jeunes et des personnes âgées.

Il s'agit enfin de développer les pratiques sociales innovantes, de développer de nouveaux métiers et revisiter les anciens. Il faut conserver le patrimoine social européen et défendre une citoyenneté non seulement civile, mais aussi économique et sociale, reconstruire des droits et des devoirs adaptés aux nouvelles formes de travail, redéfinir ce qu'est la richesse car la conception économique ne suffit plus.