Dès le premier des deux "Éclairages sur la transdisciplinarité" (n°43, janvier-février 1997), nous avons signalé à nos lecteurs "l'Affaire Sokal", que Basarab Nicolescu pistait depuis ses origines à la suite de son "canular" publié par Social Text en 1996.

Des polémiques sérieuses surgirent, souvent personnelles, et cachèrent l'énorme question posée par cette affaire : quid, de la mise en culture de la science par la société ? La sortie ce mois-ci, du livre d'Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles (Éditions Odile Jacob) relance le débat et nous avons vu fleurir à nouveau attaques et défenses dans Le Monde, Libération, Le Nouvel Observateur...

Basarab Nicolescu était le plus qualifié pour traiter cette suite de l'affaire.

 

Le véritable enjeu de l'affaire Sokal

Basarab NICOLESCU,
Physicien, Président du CIRET (Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires)

 

Un livre explosif vient d'être publié aux Editions Odile Jacob : Impostures intellectuelles, par deux physiciens théoriciens -- Alan Sokal et Jean Bricmont. La tonalité du livre est bien décrite par le titre du dossier que lui consacre déjà (avant sa parution) Le Nouvel Observateur du 25 septembre 1997 : "Les intellectuels français sont-ils des imposteurs ?" Au-delà du scandale médiatique que ce livre ne va tarder de provoquer en France, il convient d'évoquer brièvement l'historique de "l'affaire Sokal"1.

L'affaire démarre en 1996 comme un classique canular, qui ne semblait pas être destiné au grand public : Alan Sokal, professeur de physique théorique à New York University, publie dans la revue américaine Social Text, bastion du "post-modernisme", un article étrangement intitulé "Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformatrice de la gravitation quantique". L'auteur, profitant de son prestige dans sa spécialité et de son aura de militant de la gauche américaine, réussit à tromper la vigilance de la rédaction de la revue par un texte parfaitement construit quant à la forme -- plus de cent références bibliographiques et de nombreuses citations tout à fait exactes (de Jacques Lacan à Werner Heisenberg) -- mais délirant quant à son contenu : l'auteur a l'ambition de montrer comment la théorie de la gravitation quantique, très abstraite sur le plan mathématique, peut avoir un impact salutaire dans la transformation sociale... Peu de temps après, Alan Sokal dévoile lui-même la tricherie dans un article publié dans Lingua Franca. "L'affaire Sokal" se développe, l'Internet aidant, comme une traînée de poudre, tout d'abord aux États-Unis et ensuite dans le monde entier. Les médias s'emparent de cette affaire : de Wall Street Journal à Critique communiste, de New York Times au Monde. Le monde universitaire entre en ébullition ; de nombreux débats sont organisés dans les universités américaines, souvent avec la participation d'Alan Sokal. Enfin, l'Internet regorge de centaines de sites et plusieurs forums de discussions sont consacrés à l'affaire Sokal. Qu'est-ce qui a pu déclencher une telle passion ?

La motivation de Sokal était tout d'abord politique : Sokal voulait démontrer à ses amis de la gauche américaine qu'ils se trompent en choisissant le chemin du relativisme post-moderniste, celui dominé par la croyance que "tout se vaut" (everything goes). En effet, Sokal a le mérite de faire pleine lumière sur un phénomène de plus en plus présent dans la culture contemporaine, celui de l'absolutisation du relatif. Cette attitude extrémiste se pare de l'honorabilité du langage des sciences exactes par un détournement abusif et mutilant. Détaché de son contexte, ce langage est manipulé pour dire n'importe quoi et "démontrer" ainsi que tout se vaut. La première victime de cette déconstruction est la science exacte elle-même qui se trouve reléguée au statut d'une construction sociale parmi d'autres, la contrainte de la vérification expérimentale étant mise entre parenthèses. Alan Sokal désigne, parmi les "accusés" principaux, des penseurs français comme Jacques Lacan, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Paul Virilio, Bruno Latour, ou Jacques Derrida.

Mais l'enjeu de l'affaire Sokal va bien au-delà d'une simple querelle entre les intellectuels français et américains ou entre les universitaires des sciences exactes et des sciences humaines. Le véritable enjeu de l'affaire Sokal est paradoxalement mis en évidence par une deuxième attitude extrémiste, image en miroir de la première et qui est présente dans le propre camp de Sokal. En effet, la position de Sokal a reçu un appui de poids -- celui du prix Nobel de physique Steven Weinberg, par un long article publié dans New York Review of Books du 8 août 1996.

L'idée centrale de Weinberg, martelée sans cesse, comme un mantra, dans ses écrits, est celle de l'existence des lois impersonnelles découvertes par la physique. Lois impersonnelles et éternelles qui garantissent "le progrès objectif" de la science et qui expliquent l'abîme infranchissable entre science et culture. La tonalité de l'argumentation est ouvertement prophétique, au nom d'une étrange religion sans Dieu. On est presque tenté de croire à l'Immaculée Conception de la science. On comprend ainsi que pour Weinberg le véritable enjeu de l'affaire Sokal est le statut de la vérité et non pas celui de la validité. La vérité, par définition, ne peut pas dépendre de l'environnement social du scientifique. La science est détentrice de la vérité et, à ce titre, sa coupure avec la culture est totale et définitive. Weinberg affirme sans ambages que, pour la culture ou la philosophie, la différence entre la mécanique quantique et la mécanique classique ou entre la théorie de la gravitation d'Einstein et celle de Newton est insignifiante. La conclusion de Weinberg tombe comme un couperet : "Les découvertes de la physique pourront être reliées à la philosophie et à la culture quand nous connaîtrons l'origine de l'univers ou les lois finales de la nature". Autant dire jamais !

Il s'agit pour nous d'aller au-delà des deux extrémismes en présence, germes de nouvelles formes de totalitarisme. L'affaire Sokal - Weinberg présente une formidable opportunité de reformuler, sur une base nouvelle et rigoureuse, non seulement les conditions du dialogue entre sciences exactes et sciences humaines, mais aussi celles du dialogue entre science et culture, science et société, science et spiritualité.

Si dialogue il y a entre les différentes disciplines, il ne peut pas être fondé sur les concepts d'une discipline ou d'une autre, mais sur ce qu'il y a en commun entre toutes ces disciplines : le sujet lui-même. Un sujet qui, dans son interaction avec l'objet, se refuse à toute formalisation et qui garde pour toujours sa part de mystère irréductible. Un sujet qui, tout au long de ce siècle qui s'achève, a été considéré comme un objet : objet d'expériences, objet d'idéologies qui se proclamaient scientifiques, objet d'études "scientifiques" destinées à le disséquer, à le formaliser et à le manipuler, révélant du même coup un processus autodestructeur par la lutte acharnée et irrationnelle de l'être humain contre lui-même. En fin de compte, c'est à la résurrection du sujet que nous convie l'affaire Sokal - Weinberg -- quête véritablement transdisciplinaire et de longue haleine d'un nouvel art de penser et de vivre.

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1. Les lecteurs de Transversales peuvent trouver une excellente bibliographie (hélas en anglais) sur l'affaire Sokal dans les pages Internet d'Alan Sokal (http://www.physics.nyu.edu/faculty/sokal/index.html) et Jason Walsh (http://www.blarg.net/~jwalsh/newsokal/indexold.html). En utilisant, par exemple, le moteur de recherche Dogpile (http://search.dogpile.com) on peut trouver quelques centaines de pages Internet du monde entier, consacrées à cette affaire.