Monnaie et citoyenneté européenne

Patrick Viveret

Que l'on soit favorable ou critique à l'égard de la monnaie unique européenne, un point devrait faire l'unanimité des démocrates : il est inacceptable et dangereux que ce débat paraisse incompréhensible à la plupart des citoyens européens. Nous en sommes arrivés en effet à un point où les arguments les plus contradictoires circulent à l'appui des positions en présence. C'est ainsi par exemple que les opposants à la monnaie unique font valoir leur refus d'une logique imposée par un capitalisme mondialisé et se trouvent embarqués dans une étonnante alliance avec les plus redoutables adversaires de la monnaie unique européenne que sont les monétaristes américains. En sens inverse, les partisans de gauche de la monnaie unique qui font valoir la nécessité d'organiser une capacité de résistance face au dollar se trouvent alliés avec ceux qui, à l'instar de Karl Lamers, justifient la nécessité de l'euro par le «diktat de la réalité supranationale, celle de la concurrence globale».

Il est vrai que la question européenne a traditionnellement donné lieu à des débats à fronts renversés. Mais nous sommes aujourd'hui arrivés à un degré de confusion tel, pour ne citer que deux enjeux majeurs, que l'on ne sait plus si l'euro est une chance pour l'emploi ou un danger ; une opportunité pour réguler les marchés financiers ou un moyen d'accentuer la perte de souveraineté du politique sur les échanges de capitaux.

Cette confusion est illustrée de manière frappante par la polémique qui s'est nouée autour des prises de position du directeur de la banque centrale allemande, M Hans Tietmeyer. Contentons-nous d'en citer les derniers épisodes à travers trois articles susceptibles de donner la migraine à un lecteur raisonnablement informé de la presse écrite française.

- acte 1 : celui-ci peut lire dans Le Monde du 17 octobre une interview dont le titre est ainsi libellé : «Le président de la Bundesbank parie sur l'euro en 1999». Il en conclut logiquement qu'il a affaire à un partisan de la monnaie unique européenne. Comme M. Tietmeyer défend dans ce texte la nécessité d'un «pacte de stabilité» qui durcit les critères de Maastricht (cf. encadré ci-après) il en tire la conclusion, s'il est pour la monnaie européenne, qu'il s'agit d'une potion douloureuse mais nécessaire, et s'il est hostile, que l'euro est synonyme de régression sociale.

- acte 2 : l'opposant à l'euro sera conforté dans son inquiétude par l'article paru la semaine suivante dans Libération du 25 octobre sous la plume de Pierre Bourdieu intitulé «Contre la pensée Tietmeyer, un welfare state européen».

- acte 3 : au moment où il croit commencer à comprendre et s'apprête à se forger une opinion, positive ou négative, notre lecteur a la surprise de découvrir, dans Le Monde du 9 novembre, le point de vue d'un connaisseur, l'ancien chancelier allemand Helmut Schmidt qui, dans un article beaucoup plus violent que celui de Pierre Bourdieu, considère tout au contraire que le directeur de la Bundesbank cherche à torpiller l'euro par une interprétation exagérément restrictive des critères de Maastricht (cf. notes : «l'avertissement de Helmut Schmidt»).

Qui croire, que croire ? La vérité, c'est que le débat sur la monnaie unique européenne est éminemment politique comme tous les débats monétaires. Ce débat politique se situe à deux niveaux et les alliances qui s'y expriment ne sont pas les mêmes. L'un porte sur les effets positifs ou négatifs, attendus de l'euro. L'autre porte sur le statut, la nature même de l'euro et renvoie à la question des rapports entre monnaie et démocratie.

- Le débat sur les effets de l'euro porte sur l'appréciation que l'on porte sur la capacité d'une monnaie unique européenne à limiter les effets pervers d'un dollar américain qui joue à la fois le rôle de monnaie nationale et de monnaie mondiale. Dans une telle perspective l'euro peut être également inscrit dans le développement d'une puissance publique européenne capable d'opposer un modèle de développement écologique et social au modèle laissez fairiste anglo-saxon.

Cette perspective est parfaitement défendable et c'est bien parce qu'ils la craignent que les États-Unis, en particulier les tenants des politiques monétaristes, craignent la constitution de la monnaie européenne. Mais il faut reconnaître que l'on entend peu ces arguments «de gauche» et beaucoup les arguments conservateurs qui font de l'euro un moyen supplémentaire pour obliger les États à restreindre leurs politiques sociales. Si l'on ne rétablit pas clairement la distinction, voire la contradiction entre ces deux approches, c'est la seconde interprétation qui prévaudra et les États-Unis pourront remporter ainsi une victoire facile sur l'Europe grâce au soutien inconscient de la majorité de ses syndicats !

- Quant au second débat, celui sur la nature et le statut même de la monnaie européenne, il est à certains égards encore plus confus. Normalement il est plus important encore que le premier. La création d'une monnaie est en effet un moment capital dans l'histoire politique d'une collectivité, a fortiori s'il s'agit d'une monnaie transnationale. Mais l'élément de confusion résulte ici du statut de la banque centrale européenne. On peut être résolument favorable à une monnaie européenne et refuser la déconnexion non démocratique qui résulte de l'article 107 du traité de Maastricht. Celui-ci stipule que «ni la banque centrale européenne, ni une banque centrale nationale (...) ne peuvent solliciter ni accepter des instructions (...) des gouvernements des États membres». Cette indépendance, déjà discutable dans le cas d'un pays à gouvernement démocratique, devient extrêmement dangereuse lorsque, comme c'est le cas au niveau européen, ce gouvernement n'existe pas ou pas encore. L'exemple souvent donné, afin d'apaiser les inquiétudes démocratiques, du chancelier Kohl qui fut capable de passer outre la position de la Bundesbank lors du débat sur la parité du mark est- allemand, ne vaudrait pas au niveau européen. La réalité du «gouvernement économique» de l'Europe serait alors celle de la future banque centrale, ce qui serait d'autant plus inacceptable que ses critères seraient exclusivement monétaires.

Qu'est-ce qui conduit des responsables de la gauche européenne à accepter malgré tout cette indépendance de la banque centrale européenne qu'ils contestent pour la plupart en privé? Le sentiment qu'il s'agit du prix à payer pour obtenir l'accord d'une Allemagne dont le rapport au deutschmark est au fond, pour reprendre les propos de Michel Rocard lors de la dernière réunion du Centre International Pierre Mendès France «largement irrationnel». Dans une Europe qui a fonctionné par rendez-vous successifs, ceux liés à la première construction à six, puis ceux liés à la phase de l'élargissement, l'union économique et monétaire est, avec la conférence intergouvernementale, le dernier grand rendez-vous européen. Comme la CIG piétine, le risque, aux yeux des partisans de gauche de l'euro, est que l'échec de la monnaie unique inaugure un cycle de désintégration de l'Europe infiniment plus redoutable à leurs yeux que le prix à payer actuellement pour arrimer l'Allemagne définitivement à ses partenaires ouest-européens. L'argument est fort et mérite réflexion. D'autant que, dans l'hypothèse d'une Europe éclatée, le prix social à payer par chacun des pays serait sans doute plus élevé encore que celui qu'imposent les critères de convergence édictés par des gouvernements conservateurs et libéraux.

Pour autant, rien ne justifie qu'un débat d'une telle importance reste à ce point incompréhensible, en particulier dans sa dimension politique. La création d'une monnaie appelle, plus que toute autre décision, un débat sur son lien avec les processus démocratiques. L'Europe pourrait avoir la chance avec l'euro de proposer à la fois la relance du processus politique de construction de l'Europe, une alternative aux politiques monétaristes anglo-saxonnes, l'amorce d'une régulation mondiale des marchés financiers et l'usage de la monnaie européenne au service d'une politique sociale. Quatre arguments lourds. Mais si la logique du secret continue de l'emporter, on ne retiendra que la position conservatrice sur l'euro et son avènement sera considéré comme un sacrifice social exigé sur l'autel des marchés financiers. Alors tôt ou tard, l'euro sera récusé et le prix à payer pour une crise européenne majeure survenant après sa mise en place sera encore plus lourd que si celle-ci survenait aujourd'hui.

Tout se passe comme si des apprentis sorciers conservateurs avaient choisi comme stratégie le «ça passe ou ça casse» et étaient prêts à prendre le risque de briser l'Europe en lui interdisant en fait non seulement toute alternative mais même plus modestement toute alternance de type social démocrate. Il serait grand temps que l'on entende l'avertissement d'Helmut Schmidt. Il serait aussi nécessaire que l'on entende pour de bon les arguments sussurés officieusement à gauche mais inaudibles dans le tintamarre conservateur sur les vertus de gauche de la monnaie unique.

Il y a des raisons progressistes d'être pour l'euro et celles-ci sont contradictoires avec les raisons conservatrices. Que les uns et les autres avancent à visage découvert. Il faut restaurer la dimension politique et la souveraineté civique qui dans toute république fonde la légitimité de toute monnaie. S ans un lien direct entre monnaie et citoyenneté, l'Europe va au devant d'une redoutable régression.


Notes

Monnaie commune et monnaie unique
Une monnaie commune consisterait simplement à ajouter aux différentes monnaies nationales une monnaie européenne valable dans tous les pays de l'union. Cette monnaie commune existe déjà sous la forme de l'écu mais sans la traduction concrète de billets et de pièces de monnaie, symboliquement importants mais quantitativement marginaux par rapport à une masse monétaire essentiellement immatérielle.
La monnaie unique elle, se substituerait aux monnaies nationales existantes (le mark, le franc, le florin, etc.). Elle est donc politiquement et symboliquement beaucoup plus lourde et appelle une convergence beaucoup plus importante des politiques économiques et

Les critères d'accès à l'union économique et monétaire
Le Traité de Maastricht traite, dans son article 109, de la politique monétaire et des différentes phases de la réalisation de l'union économique et monétaire. Après avoir stipulé, dans son article 109 E que la seconde phase commençait le 1er janvier 1994, le traité aborde, dans les articles 109 J, K, L et M, les conditions à remplir pour la troisième phase débouchant sur la monnaie unique :

- un protocole sur la procédure concernant les déficits excessifs : c'est dans ce protocole, à l'article premier, que sont définis les valeurs de référence couramment évoquées dans la presse soit : 3% pour le rapport entre le déficit public prévu ou effectif et le produit intérieur brut au prix du marché ; 60% pour le rapport entre la dette publique et le produit intérieur brut au prix du marché.

- un protocole sur les critères de convergence. Celui-ci stipule dans son article premier qu'«un État membre a un degré de stabilité des prix durable et un taux d'inflation moyen, observé au cours d'une période d'un an avant l'examen, qui ne dépasse pas de plus de 1,5% celui des trois États membres, au plus, présentant les meilleurs résultats en matière de stabilité des prix. L'article 3 évoque lui le respect des «marges normales de fluctuation» prévues par le mécanisme de change du système monétaire européen sans connaître de tensions graves pendant au moins les deux dernières années précédant l'examen.»

Ce qu'il est intéressant de constater, c'est que la marge d'appréciation politique, conformément à ce qu'écrit Helmut Schmidt, est plus importante qu'on ne le dit habituellement, mais qu'il serait urgent de rétablir un minimum de transparence sur un dossier dont l'opacité est telle que le traité de Maastricht va devenir le paratonnerre idéal de toutes les difficultés sociales de l'Europe.

L'avertissement d'Helmut Schmidt
On n'a pas prêté suffisamment attention en France à la lettre ouverte de l'ancien chancelier allemand à l'actuel directeur de la Bundesbank publiée dans Le Monde du 9 novembre. Qu'un homme aussi modéré qu'Helmut Schmidt en vienne à écrire à son compatriote une lettre aussi violente montre à quel point nous sommes aujourd'hui dans une situation de très grand danger pour l'avenir de la construction européenne. Qu'on en juge par ces quelques extraits :

«Est-ce qu'en 1930,1931,1932, votre prédécesseur à la Reichsbank ne nous a pas précipités dans le malheur d'un chômage massif à cause de cette même idéologie déflationniste, avec les conséquences politiques affreuses que l'on connaît ?»

«Le ministre des finances, M Waigel, veut encore charger le traité de Maastricht d'un pacte de stabilité entre les États membres afin, pour ainsi dire, d'éterniser les critères de convergence en menaçant d'amendes les États qui dépasseraient les critères. Ah, la mégalomanie allemande ! Nos partenaires européens sont aujourd'hui déjà irrités par la pression de M Waigel et vous donnez à entendre qu'il ne va pas encore assez loin pour vous».

«Depuis Maastricht, la Bundesbank a mis sous pression un bon nombre de nos partenaires européens pour qu'ils suivent son idéologie. Vous vous accommodez ‹ ainsi que M Waigel ‹ du fait que le public mette cet activisme économique à la charge du traité de Maastricht. Si bien que ce dernier et l'euro seront refusés par certains pour cette raison.» «Si vous arriviez à faire échouer l'euro, vous interrompriez alors le processus d'intégration... si vous, M. Tietmeyer, contrecarrez la stratégie de M. Kohl par votre politique du refus, alors, M. Kohl ne manquerait pas seulement à l'unique devoir qui le légitimera dans le futur. L'Allemagne se retrouverait, encore une fois, sur une voie à part. Nos voisins nous suspecteraient et se lieraient contre notre pouvoir».

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