Les nouvelles technologies, support d'une action collective renouvelée

Christine Afriat, Jean-Noël Tronc

Transversales et la Fondation pour le progrès de l'homme ont été à l'initiative d'une déclaration déposée lors du G7 de février 1995 consacré aux autoroutes de l'information : «les voies d'une maîtrise sociale du multimédia». Depuis, les risques et les espoirs liés aux nouvelles technologies de l'information (NTI) ont été discutés dans Transversales ainsi que le rôle de l'action publique en ce domaine 1. Ces débats sont prolongés par le texte ci-après de Christine Afriat et Jean-Noël Tronc.

1. Yves Lasfargue, «De la fatigue au stress» ; Joël de Rosnay, «Passions sur Internet», Transversales n°40, juil. - août 96 ; Michel Hervé, «Citoyenneté active et développement urbain durable : l'expérience de Parthenay», Transversales n°41, sept. - oct. 96.

Le développement des réseaux de communication suscite naturellement à la fois des dangers et des opportunités. Dans le domaine démocratique, dans lequel le risque d'une aliénation par le développement de la communication est réel, les espoirs sont nombreux qui mettraient les outils informationnels au service de l'homme et permettraient l'émergence d'un État accompagnateur de projets.

Les risques des nouvelles technologies

Trois formes de menaces sociales et politiques peuvent être identifiées.

- Les nouvelles technologies peuvent jouer contre l'emploi

Si la société de l'information signifie à la fois transformation des métiers existants et apparition de nouveaux métiers en nombre important, il faut constater que, pour les réseaux et les services émergeants, elle est pour le moment, compte tenu que la «théorie du déversement» de Sauvy, ne se vérifie pas, essentiellement destructrice d'emplois. Les technologies de l'information accompagnent, à gains de productivité stables, des réorganisations du travail et favorisent des délocalisations d'activités.

- Les nouvelles technologies peuvent aggraver les fractures sociales et culturelles

Trois clivages sont identifiables :

- un fossé au coeur de nos sociétés développées, entre inforiches et infopauvres, que ce fossé soit social, générationnel ou territorial. D'un côté, des individus volontiers astreints à l'ouverture du monde, bien installés et ayant un rôle dans la mondialisation des échanges, dans l'essor effréné des nouvelles technologies et leurs implications infinies à la production ainsi qu'à la commercialisation. De l'autre, des individus assignés à résidence et repliés dans des poches de pauvreté et en recherche d'intégration ;

- un fossé entre pays développés et pays moins avancés ; avec 77% de la population mondiale, le tiers monde représente moins de 5% des lignes téléphoniques de la planète. Aux perspectives de croissance extraordinaire de ces marchés répond la crainte d'une marginalisation accrue des «pays les moins connectés», qui justifie un enrichissement de la thématique du rééquilibrage Nord/Sud à partir de ces enjeux ;

- un fossé linguistique entre pays de langues ou de culture anglo-saxonnes et nations de culture minoritaire. La tendance à l'uniformisation, qui caractérise les réseaux technologiques, peut se traduire par un appauvrissement de la diversité culturelle. Sur un réseau comme Internet, comme dans l'audiovisuel, l'essentiel des contenus reste américain.

- Les nouvelles technologies peuvent dissoudre le lien collectif

Par leur diffusion massive, la société semble menacée par l'invasion à la fois du virtuel et de l'instantanéité. Sans entrer dans la réflexion sur la question de la virtualité, il faut rappeler combien sont justifiées les craintes soulevées par des projets comme ceux de référendum électronique permanent. Si personne ne conteste qu'un échantillonnage représentatif permette à un sondage de révéler le sentiment d'une population donnée, il ne peut s'agir, comme le rappelle J. L. Gagnon, que du sentiment et non de l'opinion. Car «le sentiment correspond à une réaction le plus souvent provisoire alors que l'opinion est toujours le fruit d'une réflexion soutenue à partir d'une information suffisante»1. Trop d'informations et de débats, surtout s'ils sont présentés comme une spéculation médiatique, détournent l'attention des vrais enjeux publics, notamment politiques.

L'utilisation des réseaux d'information peut menacer la liberté d'expression : la mondialisation des flux d'information et l'internationalisation des grands groupes médiatiques débordent de plus en plus les capacités de régulation des administrations nationales. En témoigne la prolifération de serveurs qui prônent la violence anti-démocratique. Autant de menaces qui ne s'arrêtent pas au discours, puisqu'il est possible d'y trouver aussi, par exemple, les recettes de fabrication d'une bombe artisanale. D'où la divergence croissante entre les plus fervents apôtres du cyberespace qui, au nom de la liberté d'expression, annoncent le dépérissement de l'État et de ses lois, et les attentes réelles d'une opinion publique inquiète. S'il donne raison à ses promoteurs, le développement spectaculaire d'Internet a un résultat paradoxal : plus son utilisation déborde le cadre des passionnés et des spécialistes, plus forte se fait la pression pour un encadrement plus strict du réseau. L'indispensable régulation publique d'Internet pourrait ainsi remettre en cause la possibilité, essentielle pour le citoyen, de n'être pas seulement consommateur d'information sur le réseau.

La concentration des médias renforce enfin les risques que des groupes de pression, aussi bien économiques que politiques, manipulent l'opinion publique.

Nouvelles technologies de l'information : quels espoirs démocratiques ?

Les technologies de l'information ouvrent pourtant des perspectives nouvelles à la rénovation de l'action publique et de la politique. Pour illustrer celles-ci, nous avons voulu reprendre ici trois des six tendances mises en évidence dans un ouvrage collectif sous la direction de Robert Fraisse 2.

- Depuis 40 ans, nous sommes entrés dans une société d'individus marquée par une individualisation des conditions de vie, à la fois matérielle, sociale et culturelle. Une des conséquences essentielles en est la perte des relations sociales et des solidarités antérieures : les groupes intermédiaires comme les cohésions locales s'effritent. Depuis la montée du chômage, l'effort collectif ne s'opère pas aux endroits et sous les formes où il est le plus pressant. Cette tendance, qui va se poursuivre, invite à la recherche de solidarités afin de favoriser une nouvelle vie collective.

- Les réseaux techniques informationnels tissent une société de l'immatériel, qui se tourne de plus en plus vers l'économie des services. Les nouvelles technologies, tout en transformant le travail, fournissent des armes à l'autonomie individuelle en permettant à chacun de se brancher instantanément sur des productions ludiques, intellectuelles ou culturelles du monde entier.

- Enfin, l'information internationale instantanée et la mondialisation du marché des capitaux et des produits, mais aussi des hommes et des idées, font émerger une société ouverte au monde.

Ces tendances exigent cependant de l'action collective.

Dans cette société mondialisée et sous l'influence des technologies de l'information, le défi pour les pouvoirs publics est bien d'abandonner un mode d'intervention qui consistait à agir à la place des acteurs, non seulement des acteurs économiques, mais aussi des individus. Il s'agit désormais de redonner à ces derniers l'envie de «s'aventurer» dans la définition d'un projet collectif, par lequel les individus, selon l'expression de Robert Fraisse, se constituent en sujets collectifs pour définir ensemble une société d'individus et d'acteurs autonomes.

Dans le nouvel écosystème informationnel (Joël de Rosnay), où s'affrontent les États, les institutions internationales et les entreprises, nous avons à inventer de nouvelles formes de coopération pour lesquelles la société de l'information offre des perspectives considérables.

Dans ces perspectives, il faut que l'État puisse favoriser l'émergence d'espaces collectifs où seraient encouragées et légitimées des initiatives sociales et économiques. Dans cet esprit, nous avons voulu proposer deux directions à l'action publique : aider à l'appropriation sociale des nouvelles technologies de l'information et de la communication ; accompagner des projets.

Pour des outils informationnels au service de l'homme

Contrairement aux médias traditionnels, les nouveaux outils de communication comme Internet entraînent une démultiplication des centres de diffusion de l'information (chaque individu peut créer ses propres pages d'information sur le «web»). Cette libération de la capacité d'expression peut avoir des conséquences démocratiques considérables. Comme l'affirme Joël de Rosnay3, «chacun d'entre nous à titre individuel, comme noeud de réseau, peut maintenant agir, ce qui était auparavant l'apanage des seuls puissants».

Les espoirs apportés par les réseaux de la société de l'information ne pourront se réaliser qu'à condition, pour le citoyen, de savoir utiliser les technologies. Le discours sur la société de l'information pèche, en effet, trop souvent par une sous-estimation de la dimension technique des transformations en cours. L'informatique, comme tout savoir technique, tend naturellement à la complexité, pour ne pas dire à l'opacité de ses modes d'utilisation.

C'est donc qu'il faut s'interroger sur les difficultés à appréhender les outils et les usages de la société de l'information. Comme le dit Yves Lasfargue4 : «tout se passe, dans la société de l'information, comme si les utilisateurs acceptaient une inversion du marché : c'est au client à s'adapter aux produits de communication !». Les rapports de Martin Bangemann et de Franck Sérusclat5 ont souligné l'importance de l'enjeu social. Trouver la voie médiane entre techno-fatalisme et techno-ludisme devient le principal défi.

Où doit, dès lors, se situer l'action publique sur la société ? Comme le suggèrent les travaux de la Commission européenne dans ce domaine6, il est nécessaire d'éduquer et de former les individus à la fois en tant que citoyens et en tant que consommateurs aux nouveaux réseaux de communication. L'apprentissage d'une pensée critique sur la société de l'information constituera la meilleure protection contre ses dérapages possibles. L'Éducation nationale pourrait, par exemple non seulement inclure dans ses programmes des enseignements techniques, mais aussi faire un lien entre ces technologies et leurs enjeux politiques, culturels et sociaux.

Au-delà des limites culturelles, l'accès aux nouveaux réseaux de communication peut être durablement entravé par des freins d'ordre tarifaire, à la fois pour les services et les terminaux. L'accès au patrimoine public culturel, aux informations administratives ou aux services de type éducation par correspondance pourrait, dans des conditions qui ne mettent pas en danger l'avenir de l'édition et de la presse, bénéficier d'une tarification incitative, voire de la gratuité d'accès et d'usage (modèle de type «numéro vert»).

Mais, comme l'a montré le rapport Les réseaux de la société de l'information7, le développement des nouveaux services vers le multimédia, notamment l'interactivité et l'image animée, usages fortement consommateurs de débit de communication, pose la question de l'accès au réseau en des termes nouveaux. Si l'universalité du réseau téléphonique est acquise depuis le début des années quatre-vingt, la diffusion des outils de communication des réseaux de la société de l'information demeure très limitée. A rebours du Minitel, Internet fait, en effet, reposer à la fois les coûts d'équipement et les coûts d'usage du réseau sur chaque utilisateur : au terminal primitif, distribué gratuitement aux ménages, se substitue désormais le micro-ordinateur communiquant (investissement qui demeure souvent supérieur à 10 000 francs). Dans de telles conditions, la diffusion des moyens d'accès à domicile aux réseaux sera lente (rappelons que seuls un tiers des ménages français disposent aujourd'hui d'un minitel, et moins de 5% d'un ordinateur communiquant à la maison). A ce titre, l'annonce par certains industriels de la commercialisation prochaine de terminaux simplifiés à moindre prix (2 000 à 3 000 francs) soulève des espoirs légitimes. Ces ordinateurs dédiés essentiellement aux réseaux (Network Computer), véritables «super Minitel» des autoroutes de l'information, seraient dotés de capacités de mémoire et de traitement limitées et utiliseraient les ressources présentes sur Internet.

D'autres pistes doivent être également explorées pour démocratiser l'accès aux terminaux. Le développement de bornes interactives dans les lieux publics, pour certains types de services, notamment de services publics, peut répondre aux besoins tout en permettant une familiarisation aux nouveaux outils. Des collectivités locales ont également pris des initiatives utiles. La ville de Parthenay met ainsi à la disposition des associations locales les modems qui leur permettent de se connecter aux «espaces publics de discussion» en ligne et envisage l'ouverture d'accès gratuits à Internet.

Le rapport du Plan propose ainsi de s'inspirer, pour la diffusion des terminaux multimédias, du système de location-vente mis en place avec succès par les opérateurs de radiotéléphonie.

Un État accompagnateur de projets

Un espace d'autonomie et de liberté pour les acteurs peut se fonder sur la concertation et le partenariat entre les acteurs qui désirent contribuer ensemble à la réalisation d'un projet.

Un certain nombre d'initiatives sont riches d'enseignements et vont déjà dans ce sens. Il en est ainsi du projet de «citoyenneté active» de la ville de Parthenay8. Il s'agit, à côté de la mise en débat des enjeux, de la participation des citoyens au processus de décision. Ceci dans le souci de proposer des modes d'accompagnement de l'appropriation sociale de ces technologies, qui puissent toucher le plus grand nombre. Parthenay envisage la construction d'un «Intranet de la ville». D'autre part, il est possible d'évoquer la volonté de faire émerger des «pays» dans le cadre de la loi d'orientation sur l'aménagement et le développement du territoire du 6 février 1995. Loin d'être un niveau institutionnel supplémentaire, les «pays» devront être au contraire des territoires de rencontre des différents pouvoirs de décision et des multiples acteurs publics : communes, départements, régions, États.

De même, l'ensemble des acteurs (socio-professionnels, monde associatif, administrations) auront un rôle à jouer dans la définition d'une charte de développement. En augmentant les possibilités d'expression des individus, les différents groupes sociaux sont amenés à les utiliser pour présenter leurs objectifs, mettre en valeur leurs actions ou favoriser la diffusion de leurs idées. En même temps, ces nouveaux supports peuvent mettre à la disposition de groupes ou de particuliers des informations économiques ou administratives. La capacité qu'offrent les technologies de l'information et de la communication de mise en relation d'individus pour demander ou accéder à un service, échanger des connaissances, transmettre des informations, favorise une participation à la vie collective et à un renouvellement de la sociabilité qui sont nécessaires non seulement à la vie démocratique, mais aussi au développement local.


Notes

1. Jean-Louis Gagnon, Les enfants de Mc Luhan, Léméac, oct. 1994.

2. Robert Fraisse, La France en prospective (titre provisoire), à paraître en novembre 1996 aux Éditions Odile Jacob.

3. Joël de Rosnay, «Passions sur Internet», Transversales n°40, juillet-août 1996.

4. Yves Lasfargue, «De la fatigue au stress», Transversales n°40, juillet-août 1996.

5. L'Europe et la société de l'information planétaire, recommandation de l'ERT au Conseil européen du 26 mai 1994 ; Les nouvelles techniques d'information et de communication : l'homme cybernétique, rapport de l'OPECST, présidé par Franck Sérusclat, mars 1995.

6. Construire la société européenne de l'information pour tous, Rapport intermédiaire, sous la présidence d'Yves Lasfargue, Union européenne, janvier 1996.

7. Les réseaux de la société de l'information, Rapport du groupe de travail du Commissariat général du Plan présidé par Thierry Miléo, AspeEurope/Editions Eska, octobre 1996.

8. Michel Hervé, «Citoyenneté active et développement urbain durable : l'expérience de Parthenay», Transversales n°41, septembre-octobre 1996.

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