L'évolution du système de santé français

Guy Peyronnet

Stephen J. Gould, spécialiste américain de l'évolution, excelle à lancer des ponts entre son domaine propre et les autres disciplines, scientifiques ou artistiques, voire avec l'expérience quotidienne dans des domaines fort éloignés du sien.

Un de ses textes récents sur le thème «Comment des os de la mâchoire pourraient-ils devenir des os de l'oreille» nous renvoie, pour aussi inattendu que cela puisse sembler, à la façon dont un nouveau système de soins peut, en France, naître de l'actuel (doit-on déjà dire de l'ancien !).

A propos de la réforme actuelle

- la maîtrise médicalisée

Sans aborder ici le sens d'une réforme de fond de la Santé, constatons que les ordonnances de réforme de la Sécurité sociale et diverses dispositions légales prises depuis quelques mois ont amorcé dans notre système de soins et de protection sociale des changements importants.

Les acteurs, professionnels de santé et organismes financiers notamment, s'accordent pour considérer qu'il faut lier la recherche d'une plus grande qualité des soins à celle d'une meilleure maîtrise des coûts. Diverses voies ont été explorées pour atteindre cet objectif. Elles reposent implicitement sur l'idée que le système ne peut pas évoluer de lui-même (les os de la mâchoire ne peuvent pas devenir des os de l'oreille ! ) et donc qu'il faut le changer de l'extérieur.

La question posée aujourd'hui, alors que nous sommes pressés par le temps et l'argent, est de savoir s'il est réaliste de vouloir définir un nouveau système de soins durablement viable, par le seul moyen de macro-décisions politiques, économiques, voire médicales, censées s'imposer au système existant.

On a déjà mis en oeuvre (on a du moins commencé) les RMO (Références Médicales Opposables) qui décrivent les pratiques médicales à éviter et permettent de sanctionner ceux qui ne se le tiendraient pas pour dit. Pour rester dans la comparaison avec la théorie de l'évolution, notons que les RMO ne visent pas à faire évoluer le système dans un sens jugé positif, mais à l'empêcher d'évoluer, en donnant un coup d'arrêt à des dérives néfastes.

Conçu autour des RMO, le dispositif de maîtrise des dépenses repose sur l'idée que les organismes assurant le financement doivent disposer, grâce à un système informatique adéquat, de toute l'information médico-administrative sur l'activité et les prescriptions des professionnels de santé ainsi que sur la consommation des patients, pour sanctionner les écarts des uns et des autres.

- l'informatisation

L'informatisation des professionnels de santé et la mise en oeuvre de cartes individuelles à micro-processeurs (carte Vitale) sont prioritairement chargées de créer les conditions de cette régulation. Le patient est doté d'une carte Vitale contenant son identification, ses droits aux prestations de la Sécurité sociale et de son organisme complémentaire et (à partir de 1998) un volet d'informations médicales (VIM) remplaçant le carnet de santé papier. La présentation de ce VIM au praticien devrait être obligatoire pour que le patient soit remboursé.

Lors de la consultation ou de la visite, le médecin utilisera la carte Vitale de son patient d'une part pour lire le VIM, d'autre part pour établir une feuille de soins électronique. Outre le fait d'être électronique, cette feuille de soins différera de celle que nous utilisons. Les actes indiqués par le praticien ne seront plus simplement un élément de remboursement (C pour consultation) mais ils répondront à une codification plus complexe permettant une information médicale plus riche indiquant notamment la pathologie. L'ordonnance fera elle aussi l'objet d'une transmission électronique. Ces informations, transmises aux organismes d'assurance maladie, permettront d'alimenter les dispositifs informatiques de suivi de la consommation individuelle de soins et de médicaments, et de contrôle du respect des RMO par le professionnel de santé.

Ainsi, fin 1998, plus de 50 millions de cartes Vitale seront entre nos mains, les professionnels seront équipés de micro-ordinateur et dotés d'une carte d'identification (la CPS, Carte de Professionnel de Santé). Un Réseau Santé Social assurera les échanges électroniques.

Cette infrastructure technique concernera tous les habitants et tous les médecins. Elle matérialisera pour tout un chacun l'ébranlement profond de notre système de soins.

Cette informatisation de masse recèle un paradoxe. Même si elle est, pour les Pouvoirs publics, explicitement destinée à s'ouvrir à d'autres usages, elle est fondamentalement conçue comme un système de drainage de l'information, du bas (les cabinets des médecins) vers le haut (les sites centraux des organismes d'assurance maladie), alors même que les cartes à puce constituent un support souple, portable, convivial et décentralisé permettant de nouvelles relations médecin-malade et facilitant la prise en charge par le patient de sa propre santé. De fait, il aurait fallu faire preuve de créativité il y a 10 ans. Aujourd'hui, le système Sesam/Vitale est sans doute nécessaire à la sauvegarde économique de l'assurance maladie ; il faut donc l'assumer. Rien n'interdit cependant de le compléter avec d'autres cartes, offrant d'autres usages, au service de la mutation en profondeur du système de soins qui s'engage.

L'évolution du système de santé

Le dispositif Sesam/Vitale est insuffisant, ne serait-ce que parce qu'il faudra plusieurs années pour qu'il tourne à plein. Aujourd'hui, de nouvelles démarches s'amorcent qui remettent en cause plusieurs des piliers du système français : la prescription par le seul médecin, la rémunération à l'acte, l'accès direct au spécialiste.

Il est à peu près évident aujourd'hui que le futur système devra intégrer de tels changements, mais la façon dont on s'y prend risque de conduire à des désillusions car elle repose sur une erreur de méthode.

Illustrons ce qui nous apparaît comme une erreur.

Les ordonnances prévoient la mise en oeuvre «d'expérimentations de filières et de réseaux de soins». Fort bien, mais comment seront agréées ces «expérimentations» ? Le décret ministériel décrivant ces procédures est consternant : tout projet d'expérimentation de réseau ou de filière de soins doit être soumis au feu vert d'un comité regroupant, au niveau national, toutes les institutions financières et syndicales du secteur santé social.

Un tel dispositif condamne toute tentative originale d'imaginer et de tester des innovations locales («toute apparition locale de mutants positifs» comme dirait Gould !). Il risque de ne déboucher que sur des accords entre bureaucraties sur le thème «Je te passe le poivre, c'est-à-dire j'accepte ton projet, passe-moi le séné en acceptant le mien».

Les acteurs nationaux, outre leurs intérêts d'appareils, sont à la recherche de «solutions». Ils pensent que ce qui a fait ses preuves ailleurs, en Angleterre, aux États-Unis ou en Allemagne peut être mis en oeuvre. Or, peut-on ignorer que le rôle actuel de «gate keeper» du généraliste anglais n'est pas tombé du ciel mais s'inscrit dans l'épaisseur, la continuité et l'évolution du système médico-social britannique depuis les lendemains dramatiques de la seconde guerre mondiale ? C'est à dessein que nous lions l'évolution du système de soins à son épaisseur et à son histoire, car il faut sortir du simplisme qui naît de l'approche superficielle. C'est dans cette épaisseur, cette complexité du réel, que se trouvent en fait les facteurs d'évolution dont nous devons nous servir délibérément pour faire émerger progressivement un nouveau système français.

Revenir aux situations médico-sociales concrètes

Entre la surveillance informatisée de tous les actes d'un médecin et des décisions structurelles abstraitement conçues (décider que désormais le généraliste est le pivot du système), il existe un niveau intermédiaire, celui des situations médico-sociales concrètes. C'est là que de nouvelles formes d'action peuvent être engagées pour optimiser la qualité et le coût de soins.

Prenons un exemple, choisi parmi d'autres situations, faisant actuellement l'objet de travaux menés conjointement, sur le terrain, par des médecins et des mutualistes : la situation en question concerne la prescription et l'observance d'un corticoïde inhalé dans le cadre d'une maladie bronchospastique. On constate que l'observance des traitements est localement estimée à moins de 50%. Le médecin n'a pas assez de retour d'informations pour éviter des conséquences médicales et économiques (escalade thérapeutique, complications, pathologies annexes, médicaments non consommés).

Deux questions se posent alors : un meilleur retour d'informations est-il possible ? Si oui, peut-il entraîner une amélioration ? La réponse est à attendre d'une expérimentation organisant une relation médecin/malade enrichie par la mise en place d'un système d'information (fiche papier dans un premier temps puis, si la démarche est probante, carte à puce sécurisée, lisible et inscriptible par le patient). Le rôle de ce système d'information est avant tout «pédagogique» vis-à-vis des patients non observants. Il ne vise pas à réduire le dialogue patient/médecin qui demeure le meilleur moyen de connaissance du malade et de prise en charge de la maladie, mais à le favoriser et à l'enrichir. Le patient apporte aux médecins concernés (spécialiste et généraliste), sur un support adéquat, des informations notées par lui, sous la forme qu'il veut, concernant son état (fréquence et gravité des crises) et l'observance du traitement. Cette participation plus active du patient induit un dialogue plus riche avec le médecin et une action thérapeutique plus ajustée.

L'intérêt de cette approche n'est pas dans le cas particulier retenu, mais bien dans le type de situations abordées et dans la méthode qui est celle du partenariat. Il s'agit avec des médecins et dans les conditions particulières où ils exercent, en un lieu donné, de dégager des pistes évolutives. Ces pistes, bien sûr, peuvent conduire à des solutions intégrant des prises en charge globales ou d'autres modes de financement et à d'autres relations entre «professionnels». Cela se fera à partir de la complexité du réel pour le faire évoluer, et non en jouant à Dieu le père qui, d'un bureau parisien, décide que désormais «les os de la mâchoire vont servir à entendre».

Résumons notre pensée : en dehors d'un débat sur le fond de la logique de la santé, constatons que le système de soins français s'avère aujourd'hui inadapté car en particulier trop cher et peu efficace que les chances d'aboutir d'un nouveau système construit et imposé d'en haut sont médiocres mais que son évolution est possible à partir du système actuel, à condition de la mener avec les professionnels et les malades et en s'appuyant sur les considérables marges d'adaptation qui existent dans son fonctionnement quotidien.

Trois remarques à l'encontre d'une démarche de terrain

Trois remarques sont avancées. Elles concernent les clefs de toute théorie de l'évolution : le temps, la possibilité par de petites modifications d'aboutir à des changements macroscopiques (de la mâchoire à l'oreille), le rôle des individus dans un système.

- Le temps

Pour louable qu'elle soit, la démarche décrite apparaît inadaptée à l'urgence de l'heure. Objection retenue. Il aurait probablement fallu s'y prendre plus tôt mais nous ne disposons que de peu de temps (2 ans ?) pour inverser solidement la tendance et échapper au désastre économique et social. Il faut pour cela conjuguer deux démarches :
. l'une, aux effets immédiats relève de tout l'arsenal des obligations conventionnelles, des enveloppes et des mesures drastiques sur l'offre et la demande de soins, couplées avec des augmentations de recettes.
. l'autre est celle évoquée ici. Elle doit être engagée parallèlement à la première. Elle est une démarche de construction et d'appropriation culturelle du changement par les professionnels, les patients et les payeurs. Elle est longue, ce qui est une raison de plus pour l'engager sans attendre.

La question n'est pas seulement conjoncturelle. Sur le fond, l'évolution de la démographie, de la médecine, des médecins, des maladies, des patients et de la société oblige à mettre en place une nouvelle organisation.

D'autre part on ne peut plus aujourd'hui imposer des «solutions», il faut les construire avec ceux qui les mettront en oeuvre.

- De petites évolutions sont insuffisantes, il faut un changement profond

Ce qui est en cause, c'est la crédibilité d'une démarche visant à aboutir à un changement global (un nouveau système de soins) par le biais de multiples opérations d'innovations locales. Il ne s'agit pas de procéder par petites modifications locales s'ajoutant les unes aux autres mais par essais/erreurs pour détecter les innovations fortes voire radicales, viables et porteuses d'avancées significatives vers plus d'efficacité (meilleurs soins) et moins de coûts.

Il ne s'agit pas d'expérimentations au sens où l'on chercherait une vérité scientifique mais de la mise en place de dynamiques locales d'innovation sociale, ce qui est radicalement différent.

Il demeure de la responsabilité des instances nationales, qu'elles émanent de professionnels, d'organismes payeurs ou de l'État, d'impulser ensemble ce mouvement d'initiatives locales, de s'emparer de celles qui sont positives et de faire en sorte qu'elles soient reproductibles, délibérément mise en oeuvre nationalement, ce qui ne veut pas dire imposée par décret.

- Le rôle des acteurs

Une des erreurs les plus lourdes de conséquences actuellement est de faire porter aux hommes et aux femmes qui sont individuellement pris dans les contraintes du système la responsabilité personnelle des errements de celui-ci. Il faut inverser cette approche et considérer que des dizaines de milliers de professionnels sont prêts à s'engager dans des démarches visant à remettre en cause le système, dès lors qu'ils y seront effectivement associés et que leurs intérêts seront pris en compte.

Il y a lieu de faire confiance et de prendre la mesure du fait que la médecine, contrairement à ce que l'on se plaît à imaginer, n'est pas une science exacte, mais est aussi un rapport humain complexe et chargé, plus que tout autre, d'affectivité.

Imposer ou bâtir ensemble

Au-delà de ces trois approches fortes, demeure souvent la conviction que la seule façon d'en sortir est de définir un système optimum et de l'imposer. Cette logique de la construction cartésienne du système idéal, mis en oeuvre de façon colbertiste court le risque de ne pouvoir être imposée et de ne pas avoir non plus d'effets à court terme.

Dans cette situation, il ne reste qu'à parer au plus pressé par des décisions politiques lucides et, en même temps, à assumer les incertitudes qui naissent d'une démarche ouverte de participation des acteurs. Avec un peu de perversité, je dirai même que ce second axe est le seul qui puisse donner sens au premier, en l'inscrivant dans la durée.

Ces débats ne sont pas abstraits. Si nous ne savons pas trouver vite les bonnes solutions et des démarches intelligentes, la tentation sera forte de casser sans appel la protection sociale solidaire dont nous bénéficions, au profit d'une sélection par l'argent et au grand risque de détruire ainsi un des derniers piliers de notre démocratie.

Face à ces sombres perspectives, la fréquentation de Stephen Gould rend parfois optimiste, même si ce n'est pas forcément très raisonnable. Face à l'affirmation posée (comment des os de la mâchoire peuvent-ils...) il n'a pas pris pour argent comptant l'idée simple que les os de la mâchoire des reptiles leur servent à mâcher. Il est allé vérifier sur les fossiles. Il a ainsi pu montrer que, chez certains reptiles, ancêtres des mammifères, la mâchoire, qui reposait sur le sol, servait aussi à transmettre les vibrations venant du monde extérieur. Dès lors le passage à l'oreille pouvait être conçu comme le développement d'une des diverses fonctions anciennes.

L'optimisme vient de la leçon que donne cette histoire : la pensée conventionnelle peut être plus bornée que la réalité. Les prémisses du nouveau système de soins qu'il faut bâtir sont sous nos yeux, dans la complexité et l'épaisseur de notre système actuel. Allons les chercher avec ceux qui le font fonctionner chaque jour, ce qui nous évitera de construire abstraitement des solutions merveilleuses sur le papier, mais inadaptées.