Passions sur Internet

Joël de Rosnay
Propos recueillis par Véronique KLECK

Transversales : Le rapport à Internet génère un double discours : l'un positivise le phénomène, disant qu'il va réduire tous les maux de la création, résoudre la crise économique ; l'autre le diabolise, soulignant les aspects négatifs tels que la facilité de diffusion de la pornographie, la pédophilie, les propos néo-nazis, etc. Vous qui connaissez ce réseau, quelle est votre position sur ce sujet ?

Joël de Rosnay : Il y a peu de nouveau à propos d'Internet par rapport au monde de l'imprimerie, des radios FM ou de la télévision. C'est un nouveau média interactif, dont la particularité par rapport à l'écrit, la radio et la télévision, est de comprimer dans un temps plus restreint, et dans un espace compacté, un grand nombre de canaux de communication humaine : l'image, l'écrit, le son, la vidéo, etc. Sa charge émotionnelle est donc beaucoup plus forte. Une même volonté de réglementation et de régulation de la presse, des radios FM dites «radios libres», de la télévision s'est manifestée à leurs débuts.

Mais Internet échappe à ces possibilités de «contrôle vertical» et crée donc une dimension supplémentaire d'inquiétude pour les politiques, dans leur désir de réglementer et de réguler.

Pour résumer les choses de façon lapidaire : plus le monde se dématérialise, plus le contenu émotionnel de la communication devient fort. En d'autres termes, dans une lettre, lorsque l'on voit les mots que quelqu'un nous a écrit, l'émotion est déjà forte. Mais elle l'est encore plus au cinéma lorsque l'on voit l'image de la personne qui parle. Rappelons-nous le choc créé par le cinéma parlant : quand, pour la première fois, les gens ont vu à l'écran quelqu'un parler, ce fut presque insoutenable. A la télévision, s'ajoute l'immédiateté : cette personne me parle maintenant, et des millions de personnes la voient en même temps que moi. Avec les réseaux interactifs multimédias en ligne, dont l'Internet est l'élément le plus spectaculaire et le plus médiatisé, non seulement quelqu'un peut écrire en temps réel à des millions de personnes, mais on peut en même temps voir son image en photo ou en vidéo. On peut aussi voir des scènes interdites par la loi, accéder à des documents répréhensibles. Tout ceci constitue un supplément émotionnel fort. La télévision nous a déjà habitués à cela.

J'ai écrit dans mon livre1 que la télévision devenait la «télémotion» parce que ce qui se «vend» de plus en plus, ce n'est pas la rationalité, c'est la capacité à émouvoir des millions de personnes en même temps. L'Internet va très probablement ajouter un degré supplémentaire à cette émotion et à cette sensibilité. Est-ce un mal, est-ce un bien ? Je crois que c'est les deux à la fois et je m'oppose depuis longtemps au clivage manichéen et dualiste entre l'optimisme et le pessimisme. Je considère qu'il faut se dégager de la notion qui consiste à poser les questions en termes de «êtes-vous optimiste ou pessimiste ?». Je crois que l'on peut être optimiste et pessimiste à la fois, puisque la dialectique du monde complémentariste dans lequel nous entrons est un monde non pas du «ou», mais du «et/et» ou du «et/ou». Par conséquent, lorsque l'on se débarrasse de l'optimisme ou du pessimisme par la boutade que j'utilise avec Edgar Morin - lui, disant qu'il est un «optipessimiste» et moi, que je suis un «optimiste angoissé» ou un «pessimiste serein» - on peut alors jeter sur le monde, comme sur l'Internet, un regard informé, responsable et constructif.

- Informé, parce qu'il est indispensable de prendre connaissance de ce nouvel outil pour comprendre ce qui est en train de se passer ;

- Responsable, parce que chacun d'entre nous à titre individuel, comme noeud de réseau, peut maintenant agir, ce qui était auparavant l'apanage des seuls puissants, des riches et des politiques ;

- Constructif, parce que je crois que vouloir participer à la construction du futur n'est pas une question d'optimisme ou de pessimisme, mais propre à la nature humaine. Or je préfère construire pour mes enfants un avenir positif plutôt que négatif.

TSC : Concernant cette charge émotionnelle, pouvez-vous donner quelques exemples de ce qui la suscite sur Internet ?

JdR : Ce qui se passe sur Internet, c'est ce qui se passe dans le monde. On me pose souvent la question : «faut-il avoir peur d'Internet ? » ; je réponds : «faut-il avoir peur du monde ? » Dans le monde, il y a des choses positives : des gens qui entreprennent des actions humanitaires, sont solidaires les uns des autres ; il y a l'amour, la recherche et ses prix Nobel, les enseignants et puis il y a le pire : la haine, la discrimination, le racisme, la pédophilie, la volonté de mort. A la question : «que se passe -t-il sur Internet ? », ma réponse est donc : il se passe tout. La question est de savoir comment on le perçoit et par quels canaux. Ce phénomène si neuf nous questionne tellement que les médias, qui le considèrent souvent comme un concurrent nouveau en train de naître (comme ils l'ont fait pour le minitel et pour la télévision), ont tendance à en souligner l'aspect émotionnel négatif, davantage mémorisé que l'aspect émotionnel positif. C'est une loi de l'évolution biologique : il est vital de se souvenir de quelque chose de traumatisant ou d'angoissant pour pouvoir l'éviter dans l'avenir. Ces aspects négatifs dont la télévision et les médias s'emparent concernent en réalité 1 à 2% des 7 000 à 10 000 forums (ou news groups) de l'Internet (pédophilie, néonazisme).

Voici quelques exemples précis sur les éléments émotionnels positifs ou négatifs du réseau :

- La naissance des communautés virtuelles. Ce sont des communautés qui ont actuellement un aspect interactif limité, mais qui se fondent sur ce que l'on appelle des avatars (des images). Tout ceci changera dans les six mois à venir : on pourra personnaliser davantage ces avatars et se parler en direct par la voix, puisque le téléphone fonctionne désormais sur l'Internet. Ce qui permettra des bavardages quasi-téléphoniques. Cette présence de communautés virtuelles crée une force émotionnelle étonnante, puisque l'on rencontre des gens présents à l'autre bout du monde, avec lesquels on peut engager des relations professionnelles, amoureuses ou de loisir.

- La question de la propriété intellectuelle. 86% des étudiants universitaires américains quittant l'université ont leur propre page Web («home page»). Ils diffusent au monde leur photo, leurs publications. L'ensemble peut être piraté, copié, modifié. On peut aussi «entrer» dans une de ces pages et faire dire à quelqu'un quelque chose qu'il ne voudrait pas dire. Il y a donc une possibilité de communication interhumaine et en même temps une grande vulnérabilité, puisque chacun devient potentiellement la cible de manipulations de sa propre pensée. Ce qui constitue une atteinte non plus seulement à la vie privée mais à l'intégrité et à l'originalité intellectuelle d'une personne.

- L' essor de la téléprésence. C'est la possibilité, non seulement de manipuler les objets à distance, comme un robot, mais aussi de partager les résultats de ce que l'on est en train de faire en interactif avec des centaines et des milliers d'autres personnes, dans des sortes de stades ou de forums virtuels où les gens manipulent les objets et renvoient des informations à d'autres.

Ces trois exemples montrent que nous passons à une nouvelle étape du cyberespace. Une étape non plus individuelle - une personne sur son ordinateur face au réseau - mais le réseau comme lieu d'expression de groupes, de communautés, et comme catalyseur de l'explosion de la variété des personnalités. Jusqu'à présent, nous avons vécu dans un monde de production massive et de distribution standard, où chaque personne était considérée comme un consommateur-usager, donc un numéro statistique, qui résultait des études de marché ou des sondages d'opinion.

Or, avec la montée rapide de l'Internet, les usagers deviennent à la fois consommateurs, créateurs et producteurs. Les structures politiques ne savent pas comment gérer ces gens-là. Elles savent gérer des électeurs, des manifestants, des consommateurs, et non des personnes responsables, informées, diverses et variées, qui veulent participer à la créativité d'ensemble et élever l'intelligence collective - ou au contraire s'abrutir collectivement. La question de l'accès à l'Internet, pensée en termes de fournisseur d'accès donnant à tous la possibilité d'être sur le Web, n'est plus la question essentielle. Le problème n'est plus d'être sur le Web, mais de gérer les centaines, les milliers, les dizaines de milliers, les millions d'informations qui sont demandées par jour sur certains sites et qui représentent la volonté de chaque personne d'avoir une réponse personnalisée.

Les prochaines catégories d'entreprises gagnantes sur le marché d'Internet seront celles qui sauront fournir de l'information pertinente et adaptée aux besoins des gens et gérer ce que l'on appelle «the invisible hosting» - l'hébergement invisible de millions de personnes - pour traduire les besoins d'une communauté à un producteur d'information.

TSC : Internet peut-il avoir des effets néfastes ou pervers sur l'individu ? Vous parlez de «diététique de l'information» ; pourquoi est-elle nécessaire ?

JdR : L'une des phrases qui reviennent le plus souvent lorsque l'on essaye de faire se connecter des personnes non familiarisées avec l'Internet, est : «je suis perdu, je ne sais pas où aller, je me noie. Aidez-moi à nager ! ».

On comprend pourquoi les logiciels qui ont eu le plus de succès sont des logiciels de navigation (Navigator) ou d'exploration (Explorer) - dont les noms n'ont pas été choisis au hasard. Ce sont des logiciels destinés à aider les individus à «nager», à «naviguer» dans cet océan d'information qu'est l'Internet.

Jusqu'à présent, nous avions l'habitude d'aller dans un lieu pour écouter une personne, pour recevoir de l'information : écouter un professeur, un conférencier, aller dans une bibliothèque. Nous sommes maintenant livrés à nous-mêmes dans un océan d'informations où il y a des courants, des vents, des écueils, des poissons dangereux, et dans lequel il faut savoir naviguer.

Pour cela, il y a des méthodes. Elles consistent à savoir quoi faire sur l'Internet, quels types de boutons utiliser : par exemple, un «bouton recherche» (Net search) et un «bouton mémorisation» (add bookmarks), afin d'arriver, comme le Petit Poucet, à retrouver sa trace avec des pierres blanches dans la jungle de l'Internet. Certaines méthodes personnelles relèvent véritablement de la diététique. L'un des dangers les plus graves qui guettent l'Internet est l'étouffement sous son propre poids d'informations, car trop d'information crée une sorte de saturation, et on ne parvient plus à extraire le signal du bruit.

Face à cette nouvelle forme de pollution des cerveaux, que j'ai appelée «l'infopollution», il nous faut donc des méthodes de protection et d'usage. La diététique permet de rendre l'information pertinente. Elle est comme la diététique alimentaire. Elle consiste à appliquer certaines règles dans la pratique d'Internet, qui peut se résumer en trois activités principales : l'exploration, le tourisme, la recherche.

- Explorer, c'est prendre un coupe-coupe, aller dans la jungle et tailler. On ne sait pas où l'on va, on peut marcher sur un serpent ou tomber dans un trou.

- Faire du tourisme, c'est s'en remettre à des «Tour operators» virtuels qui vous guident d'un site à l'autre. En cliquant sur des pages très bien faites, on suit de liens en liens tout ce que l'on nous dit de faire. C'est agréable, mais c'est du voyage guidé. Personnellement, je préfère me balader avec mon VTT !

- Chercher implique que l'on sache ce que l'on veut et quels outils de recherche utiliser.

Si l'on ne sait pas faire tout cela, il y a deux réactions : abandonner ou tout essayer. On assiste à des situations psychologiques graves, qui ont été décrites récemment dans la littérature scientifique. Elles sont psychologiques et même «psychiatriques». C'est ce qu'on appelle «Internet addiction» - la drogue de l'Internet - qui est un sentiment de manque extrêmement fort, de perte de confiance en soi, de non utilité dans la vie. Cette situation résulte d'une coupure «du lien à Internet», pour des gens qui passent 10 à 15 heures par jour sur l'Internet et qui en deviennent physiquement et psychologiquement malades.

Il y a donc une nouvelle forme de lien. Ce n'est plus un lien social dont nous avons l'habitude par la parole, le signe, le geste, l'habillement, les signes extérieurs . C'est un lien virtuel, avec l'impression déroutante que nous ne sommes pas près les uns des autres par l'espace ou par le temps, mais par les concepts : on clique sur sa liste d'E-mail ou de forums et on est près des gens. Si, à un moment, ceci n'est plus possible parce que l'ordinateur est cassé ou l'adresse électronique perdue, il y a un sentiment énorme d'extrême frustration.

Je terminerai par une réflexion sur l'avenir d'Internet. Je crois que l'utopie actuelle d'un Internet égalitaire et libertaire va se prolonger dans beaucoup d'esprits mais qu'elle ne correspond pas à la réalité. L'Internet n'est pas un système libertaire et égalitaire. Il y a sur l'Internet des enjeux commerciaux et politiques considérables, des lobbies de toutes sortes qui tentent de tirer la couverture vers une certaine forme de contrôle, par le pouvoir, par l'argent, ou par ce que l'on appelle déjà d'un terme significatif et angoissant, le «softpower» - le pouvoir doux ‹ par rapport au pouvoir dur de la guerre ou du commerce.

Nous devons donc être très vigilants. Mais devant l'attitude qui consiste à dire : «attendons que tout cela soit réglementé, propre, nettoyé, pour y aller», je réponds «non» : il faut nager dans la piscine avec les requins et surtout les repérer pour les éviter !


Notes

1. Joël de Rosnay, L'homme symbiotique, Regards sur le 3ème millénaire, Seuil, 1995.

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