De la fatigue au stress

Yves Lasfargue, Directeur du Créfac (2)

Ce qui frappe le plus, quand on étudie les évolutions de métier dans les entreprises et les Administrations, est la mise en place progressive d'un poste de travail unique du type «chaise + clavier + écran». Alors que les métiers du XIX ème siècle ou du début du XX ème étaient caractérisés par une grande diversité d'aspect (les outils, le poste de travail et la posture du chaudronnier se distinguaient de ceux du menuisier qui étaient très différents de ceux du comptable) l'aspect extérieur de la plupart des métiers actuels tend de plus en plus à être identique. Le poste de travail du chirurgien qui opère sous endoscopie comporte le même clavier et le même écran que ceux du sidérurgiste dans sa salle de contrôle ou du banquier dans sa salle des marchés. Les innovations technologiques qui sont liées à la Société de l'information, c'es- à-dire les outils de traitement et de télécommunications de l'information, tendent à unifier les postes de travail.

7 grandes évolutions du travail

Mais il ne faut pas se fier à l'aspect extérieur : les métiers restent très différents les uns des autres et leurs évolutions dues aux autres innovations sont souvent plus profondes que celles qui sont dues uniquement aux évolutions technologiques. En effet, ce ne sont pas seulement l'informatisation, l'automatisation ou les autoroutes de l'information qui changent les métiers, mais c'est l'ensemble du système d'innovation :

- Innovations technologiques qui changent les processus d'un bien ou d'un service : informatisation, robotisation, Internet, multimédia, autoroutes de l'information, biotechnologies, nouvelles techniques laser, nouveaux matériaux...

- Innovations commerciales : dans les produits et les méthodes de distribution (nouvelles demandes des clients, personnalisation, nécessité de respecter qualité et délais, nécessité de flexibilité,...). Ces innovations sont en général marquées par des exigences de plus en plus fortes de la part du client en qualité, en disponibilité et en rapidité de temps de réponse.

- Innovations organisationnelles (qualité, certification ISO 9000, flux tendus, zéro stocks, gestion par projet...). Ces innovations ont en commun d'aller vers une «gestion par le stress» car l'entreprise fixe à chaque cadre des objectifs précis à respecter.

- Innovations sociales (aménagement du temps de travail, nouveaux types de contrat,...). Ces innovations sont en général beaucoup moins nombreuses que les trois autres.

Avec les technologies de la Société de l'Information, il n'y a évidemment pas plus de déterminisme qu'avec les autres technologies. Il n'est pas possible de dire que les mêmes technologies produisent les mêmes effets. Tout dépend des relations entre les innovations, en particulier entre les innovations organisationnelles et sociales, mais surtout des modalités de mise en place des changements. Une innovation imposée et subie n'a pas les mêmes effets qu'une innovation négociée et acceptée. Toutefois on peut relever actuellement 7 grandes évolutions dans le travail et les métiers actuels : abstraction, interactivité, rapidité de réponse, qualité tendue, vulnérabilité, télétravail mixte, équipe virtuelle. Ces évolutions, qui peuvent être à la fois sources de qualification pour les uns et d'exclusion pour les autres, sont repérées dans toutes les entreprises industrielles et commerciales, et dans les administrations, avec des variantes d'un secteur à l'autre.

Vers un travail de plus en plus abstrait et interactif

On sait que l'ensemble des informations (données, voix, musique, images) peut être numérisé : cette numérisation facilite le traitement sur ordinateur et la transmission rapide à grande distance. Cette tendance à la numérisation rend le contenu du travail de plus en plus «communicationnel» et abstrait, car chacun travaille sur des représentations de la réalité. Il faut en permanence passer de la réalité (un produit, un homme, une machine,...) à la représentation de la réalité (un fichier client, un dessin, un tableau de chiffres,...), puis revenir à la réalité. Ce type de va-et-vient «réalité-représentation de la réalité» se généralise au travail, mais aussi dans les loisirs, dans les rapports avec l'Administration ou les banques. Dans les ateliers de production, le développement des nouveaux matériaux (que l'on touche de moins en moins, contrairement au bois ou à l'acier) et l'utilisation de rayonnements plus ou moins invisibles (lasers ou radiations nucléaires par exemple) sont aussi sources d'abstraction.

L'utilisation de systèmes abstraits et interactifs a des effets très contradictoires selon les individus : pour certains le travail est devenu intéressant et ludique. Une grande partie des individus accepte cette évolution sans problème particulier (la plupart des jeux sur ordinateur comportent ce type d'abstraction) ; pour d'autres, ce type de travail est difficile à soutenir. Les activités sur écran sont à la fois facteur d'intégration pour certains, et d'exclusion pour d'autres. C'est ainsi que l'on voit apparaître ceux que j'ai regroupés sous le nom provocant de «technopathes» («handicapés» de la technique), c'est-à-dire des personnes ne pouvant, soit par profil personnel, soit par culture, supporter ce type d'activité sur écran.

Parmi elles, on trouve par exemple les «exclus de l'abstraction cathodique». On constate que certains d'entre nous aiment et sont à l'aise avec l'abstraction littéraire, avec l'abstraction mathématique, avec l'abstraction musicale et pas du tout avec l'abstraction «cathodique», c'est-à-dire la manière de représenter la réalité affichée sur les écrans informatiques. Certains ne «voient» pas ce qui est représenté sur l'écran. On trouve aussi les «exclus de l'interactivité informatique». L'interactivité ou «dialogue» entre l'homme et la machine, qui par ailleurs présente tant d'aspects positifs, est aussi un facteur d'exclusion pour certains, en particulier pour ceux qui ne supportent pas d'avoir, sous prétexte de «dialogue», à obéir aux ordres de la machine ou de devoir répondre dans certains délais, en temps contraint.

Vers un travail en qualité «tendue»

Les systèmes exigeant des opérateurs des «cadences infernales» existent de moins en moins : mais ils sont remplacés par des systèmes exigeant des temps de réponse très rapides. Tout se passe comme si on remplaçait la course de fonds par le tennis de table. Cette évolution provoque, chez certains, un accroissement sensible du stress. Cette évolution est encore plus sensible dans les bureaux.

Les méthodes de «Qualité totale» et la nécessité d'obtenir la «certification ISO 9 000» tendent à se généraliser. Cela induit de profondes évolutions du travail : changement de mentalité (bien faire du premier coup), nécessité de comprendre les procédures et de savoir les appliquer avec souplesse1. De même, l'organisation en «flux tendus», en faisant disparaître les «stocks de sécurité», est aussi un facteur d'évolution du travail, qui contribue au développement du stress. Dans la pratique, ce travail en «qualité tendue» comporte le risque d'être un retour au taylorisme, car chaque travailleur voit sa fonction décrite et réglementée par une procédure écrite officielle. S'il suit à la lettre la procédure écrite, le système a beaucoup de chance de ne pas fonctionner, car tous les aléas de production n'ont pas été envisagés. S'il ne suit pas la procédure, il risque d'être pris en faute.

La généralisation de systèmes complexes est une source de pannes, car la panne est consubstantielle à la complexité. En mettant en place de la complexité, des réseaux, des systèmes intégrés, on ne va pas vers le «zéro panne» mais vers le milliard de pannes. C'est pourquoi on constate, pour beaucoup de métiers, que l'on est en train de passer de la civilisation de la peine (dans laquelle le travail était surtout une somme d'efforts physiques) à la civilisation de la panne (dans laquelle le travail consiste à tenir en état un outil de production). Ce travail sur des systèmes complexes, fragiles et vulnérables a lui aussi des effets contradictoires, car il produit un sentiment de valorisation chez les uns (capacités de diagnostic, nécessité de vigilance,...), et, chez les autres, un sentiment de stress lié à la peur de la panne, et à la non-maîtrise du traitement de la panne.

Vers un «travail mixte à distance» en équipes virtuelles

Dès maintenant, et ce mouvement sera évidemment accentué par les autoroutes de l'information, le travail à distance se développe dans tous les secteurs, y compris en production, avec l'utilisation croissante des nombreux moyens de travail individuels (micro-ordinateurs portables...) et de communication (téléphones mobiles, radio messageries,...). Ce développement s'effectue sous des formes variées : soit sous forme de travail à distance sans délocalisation du lieu de travail (exemples : télémarketing ou télé-achat au téléphone en partant du lieu habituel de travail ; travail en équipes virtuelles en utilisant les techniques informatiques de partage des informations et des fichiers depuis le lieu de travail habituel) ; soit sous forme de télétravail avec délocalisation du lieu de travail (exemples : télétravail dans un télé-centre proche du domicile, télétravail à 100% à domicile) ; soit sous forme de télétravail mixte (partie sur le lieu de travail habituel, partie à domicile, partie chez le client, partie à l'hôtel, dans le train, dans l'avion,...).

Dans la réalité, il existe une multitude de formes de télétravail selon l'importance de la délocalisation et de l'utilisation des technologies de l'information et des télécommunication. Il est peu probable que le télétravail à 100% à domicile se développe dans les 20 prochaines années, par contre le télétravail mixte prendra une importance grandissante. Les moyens de communications se diversifient, et les lieux de travail aussi. Ce développement du travail mixte crée un sentiment d'autonomie, mais aussi d'astreinte : il est nécessaire d'en négocier rapidement les modalités de réalisation, si l'on ne veut pas créer des injustices insupportables. L'éloignement et la délocalisation se cumulent avec l'abstraction, l'interactivité et la vulnérabilité (pannes dues aux réseaux ! ) pour augmenter le stress de ceux et celles peu à l'aise avec ces phénomènes. Il faut remarquer que les entreprises découvrent aussi les limites de la communication à distance, puisque Renault, par exemple, est en train de créer des «plates-formes de travail» dans son Centre de Recherche de Guyancourt, dont l'objectif est de rassembler physiquement les membres d'une équipe «projet».

De la fatigue physique au stress

On voit que ces évolutions majeures présentent des caractéristiques particulières, qui doivent encore être étudiées par les chercheurs, car les études sont encore trop peu nombreuses sur la généralisation de ces évolutions déjà présentes ponctuellement. D'une part, elles ont en général comme conséquence une baisse des efforts physiques nécessaires (on traite de l'information et non de la matière) : elles provoquent moins de peine, moins de fatigue physique et plus de stress, plus de fatigue mentale. Pour beaucoup de personnes elles sont sources de plaisir et sont jugées comme étant «positives», «qualifiantes» et «valorisantes». Pour d'autres elles sont sources d'exclusion. En effet, elles provoquent un certain rejet qui rend les services de la société de l'information inutilisables.

Ce rejet et cette incapacité à utiliser certains services sont souvent inavoués, car les exclus de la société de l'information se sentent culpabilisés : ils se sentent exclus non pas par la mauvaise adaptation des produits et services mais parce qu'ils sont «trop vieux», ou «pas assez formés» ou «pas assez intelligents» ou «pas assez abstraits» ou «pas assez rapides». Savoir utiliser les outils (très imparfaits) de la société de l'information devient une preuve de normalité : tout est fait pour rejeter les «technopathes». D'où les jugements de valeur à l'emporte pièce : «les métiers sont de plus en plus qualifiés», «il n'y a plus de place pour ceux qui ne maîtrisent pas l'abstraction», ...

De la communication à l'exclusion

Tout se passe , dans la société de l'information, comme si les utilisateurs acceptaient une inversion du marché : c'est au client à s'adapter aux produits de communication ! Les offreurs de services de traitement de l'information et de télécommunication, et leurs premiers clients (c'est-à-dire ceux qui sont parfaitement adaptés aux premiers produits) font comprendre que c'est aux autres de s'adapter : c'est ainsi que, si nous n'y prenons garde, des outils de communication vont devenir des outils d'exclusion.

C'est pourquoi, si nous voulons éviter la multiplication des exclusions, deux efforts sont à faire en urgence. Premier effort : concevoir les nouveaux systèmes pour qu'ils soient accessibles aux technopathes. Les architectes ont appris, dans les années 60, à concevoir les immeubles et les bâtiments publics pour qu'ils soient accessibles aux handicapés physiques. Il faut apprendre aujourd'hui à concevoir, et à exiger, des systèmes accessibles aux «technopathes», c'est-à-dire ceux qui ne peuvent supporter le stress lié à l'abstraction, l'interactivité, la rapidité et la vulnérabilité.

Deuxième effort : il faut avoir le courage de négocier d'autres rapports sociaux que l'on pourrait appeler des «cyber-rapports sociaux». En effet, l'utilisation massive des technologies de traitement de l'information (en particulier les autoroutes de l'information et Internet) et le développement du télétravail mixte ne remettent pas seulement en cause les métiers, mais aussi les rapports sociaux. Depuis le XIX ème siècle, les rapports sociaux reposent sur un découpage des activités en lieux et en temps distincts. C'est ainsi que l'on a défini des lieux et des temps de travail, des lieux et des temps de formation, des lieux et des temps de consommation, des lieux et des temps de vie au foyer, etc. Les frontières traditionnelles entre lieux de travail, foyer, lieux de formation, lieux de loisirs, lieux de consommation, sont en train de s'estomper sous l'influence des technologies de communication, ce qui remet en question la base des rapports sociaux : le lieu et le temps de travail. Or le Droit du travail, les conventions collectives, les systèmes de rémunérations, les systèmes d'allocations diverses reposent souvent sur ces deux critères de base. Comment définir un temps partiel si l'on ne sait plus mesurer le temps de travail ? Comment définir un accident du travail si l'on ne sait plus repérer un lieu de travail ? Ceci veut dire qu'il est temps d'aller vers des «cyber rapports sociaux» qui tiennent compte des nouvelles conditions de travail. Si l'on ne fait pas l'effort de négocier de nouveaux rapports sociaux, on risque de voir le Droit du travail devenir de plus en plus virtuel, car de plus en plus éloigné de la réalité vécue par les salariés. Des notions nouvelles comme le droit à l'isolement (car les outils mobiles permettent à l'entreprise d'entrer en liaison avec un salarié en tous lieux et en tous temps), la gestion des astreintes insidieuses, le droit à l'insertion physique, des critères de rémunération différents du temps de travail doivent être négociés au plus vite.


Notes

Y.Lasfrague est co-auteur, avec 13 autres experts, du rapport «Construire la société européenne de l'information pour tous» établi pour la Commission européenne en janvier 1996 (DG V). Rapport disponible en français, anglais et allemand sur Internet (http://www.ispo.cec.be/hleg.htm ou le commander à l'adresse suivante : hleg@fse.dg5.cec.be).

1. Voir l'article «Iso, sado, maso... » de Yves Lasfargue, Le Monde, 29 juin 1994.

2. Le Créfac (Centre d'Etude et de Formation) est spécialisé dans la formation des salariés, en particulier les ouvriers, au moment de grands changements technologiques ou organisationnels. (crefac@dialup.francenet.fr).

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