Jacques Robin

Hommage à Jacques

Le 7  juillet 2007 par Joël de Rosnay

Jacques vient de nous quitter, mais il restera toujours parmi nous, dans notre groupe, dans nos pensées, dans nos actions. Jacques Robin était un être hors du commun. Non seulement visionnaire, humaniste, engagé dans la vie de la société, mais aussi et surtout un homme chaleureux, pétri d’émotion, de sensibilité et qui savait faire rayonner autour de lui respect, admiration et sens profond pour les êtres et pour la vie.

On connaît sa carrière atypique. Industriel politiquement engagé, européen convaincu, créateur d’associations, homme de réflexion, écrivain, président d’organismes associatifs et de centres d’études. Certes, il a été tout cela, mais pour moi, le Jacques Robin que j’ai connu, dès la fin des années 70 dans le Groupe des Dix qu’il avait créé, était un « passeur » de connaissances, un « catalyseur » d’intelligence collective, un « inspirateur » qui savait détecter les talents et conduire ceux qui travaillaient avec lui à aller jusqu’au bout d’eux-mêmes, propulsés par son intelligence, son exigence et par la confiance qu’il mettait en nous. Inspirateur et animateur du Groupe des Dix, Jacques n’a jamais cessé d’aiguillonner les réflexions des membres de ce groupe : scientifiques, politiques, philosophes, médecins, grands chercheurs... Grâce à lui, de nombreux livres sont nés des échanges croisés et des réflexions communes qui ont constitué la base du fonctionnement de ce groupe divers, fait de personnalités complémentaires. Une véritable mine de créativité et d’inspiration pour beaucoup d’entre nous, capables de confronter nos idées à celles des autres, grâce à la motivation que Jacques savait faire naître et maintenir pour l’ensemble des participants

C’est surtout de l’homme dont je voudrais maintenant parler car il a influencé ma vie de responsable scientifique et aussi d’écrivain. Je voudrais personnaliser l’influence profonde et durable de Jacques par ces cinq expressions : l’écoute, l’ouverture, la tolérance, l’anticipation et la synthèse.

L’écoute : Jacques a su intégrer les informations que chacun d’entre nous était capable de lui apporter dans nos disciplines, dans nos métiers. Il avait du respect pour les idées et contribuait aux débats par une critique constructive, jamais condescendante. Il ne parlait pas en expert, en professionnel de la médecine ou de l’industrie pharmaceutique, voire du monde politique qu’il connaissait si bien. Il savait tenir la place de celui qui souhaite aller plus loin avec les autres. Il était aussi une source d’informations d’une densité telle que je me demandais souvent comment il faisait pour lire tant de livres, d’articles de journaux, pour regarder tant d’émissions de télévision ou d’écouter la radio, sans avoir besoin d’utiliser des moteurs de recherche sur Internet, des newsletters d’information sélective ou des journaux citoyens. Certes, il utilisait Internet, surtout au cours de ces dernières années, principalement pour la messagerie, mais pas tant pour s’informer. Et pourtant à chaque réunion individuelle ou collective il posait régulièrement ce type de questions « Que pensez vous de l’article de tel scientifique ou philosophe ? », « Quels sont vos commentaires sur la déclaration de tel homme ou femme politique ? ». « Voilà ce que j’ai lu et la lettre ouverte que je compte envoyer au journal Le Monde à ce sujet ». Et puis il nous tendait un livre, annoté à toutes les pages, qui venait évidemment de sortir et dont nous n’avions pas encore entendu parler, sur la psychologie des comportements, l’évolution biologique, les nanotechnologies, le développement durable ou la société de l’information. « Tu connais cet auteur ? Qu’est-ce que tu en penses ? ». Alors que je croyais être bien informé, je restais souvent stupéfait par ses connaissances, repartant d’ailleurs avec le livre généreusement offert et qu’il me laissait emporter pour le lire à tête reposée. Tout en attendant, bien entendu, mes commentaires par téléphone ou email !

L’ouverture. Tous les sujets le passionnaient. Quand il ne comprenait pas bien certains développements scientifiques récents, notamment sur la biologie de synthèse ou les cellules embryonnaires, Il me téléphonait pour me demander de lui expliquer les termes compliqués. Et aussitôt, quand il avait compris, il ajoutait ses informations personnelles, sa vision humaniste, puis il rediffusait cette information dans son réseau, vers ses autres correspondants habituels, sur lesquels il testait ses idées ou ses réactions. Jacques a toujours fait preuve d’une grande ouverture d’esprit à la transdisciplinarité, à la systémique, à la relation entre les évolutions anthropologiques, politiques et sociales. Il était souvent exaspéré par le manque d’ouverture des politiques traditionnels face aux développements scientifiques, techniques et écologiques. Et, en même temps, sidéré par le manque de réactions de ces grands décideurs sur les urgences planétaires concernant l’énergie et l’information.

La tolérance. C’était une des qualités premières de Jacques Robin. Aucune idée à rejeter. Aucune expression, même virulente parfois, hors de son contexte, ou abrupte, ne devait être négligée, voire même sous-estimée. Sur le plan philosophique, religieux, politique et même idéologique, chaque réflexion avait sa place, au plan humain, national ou international. Certes il s’opposait à toutes les formes d’intégrisme scientifique ou religieux. Certes, il combattait les idées reçues, la suffisance, la culture des « cultivés », stérile, où le paraître l’emporte sur l’être. Mais il était toujours constructif, nous aidant à surmonter les oppositions. Non pour trouver des consensus mous ou quelques formas de syncrétisme vide, mais plutôt pour définir des nouvelles voies d’exploration en commun sur les grands thèmes de société et les tendances scientifiques majeures de notre époque.

L’anticipation. Comme Gaston Berger, Jacques Robin était un vrai prospectiviste. En tant qu’industriel et politique il a toujours su réfléchir au long terme. A penser le monde de demain. A l’impact des sciences et technologies sur l’homme, les entreprises et la société. Il a inspiré nombre de conférences ou chapitres de nos livres. La prospective de Jacques était pragmatique, concrète, constructive. Loin des théories des experts manipulant les simulations sur ordinateur il se concentrait toujours sur l’humain, le lien social, la valeur ajoutée naissant de la relation humaine et de la connaissance plutôt que sur la seule croissance matérielle destructrice de l’environnement. Il avait compris l’importance de la société de l’information relayant la société de l’énergie. Il commençait souvent ses interventions par la description de la lente évolution de l’homme pour assurer sa propre survie grâce à l’agriculture, puis la conquête accélérée de l’espace matériel et immatériel, suite à l’exploitation incontrôlée des ressources énergétiques et du développement des moyens de communication. Il a su exprimer de manière brillante ces idées dans le livre qu’il a publié avec Laurence Baranski : « l’Urgence de la métamorphose ».

La synthèse. L’esprit de Jacques était clair. Il savait penser intelligemment l’interdépendance des grands sujets, s’imbriquant dans plusieurs dimensions. Il avait une capacité hors du commun à relier des niveaux de complexité généralement maintenus séparés par les spécialistes. Entre la complexité du vivant, celle de l’écosystème ou du système économique, par exemple. Il nous incitait à aller explorer ces chemins désertés par beaucoup de philosophes et, en tout cas, par les politiques. Quant deux ou trois personnes s’exprimaient, soit dans le cadre du Groupe des Dix, soit dans le cadre de réunions du Grit-Transversales, il aimait particulièrement relever des points de vue différents et faire la synthèse des thèmes proposés afin d’aller plus loin, en prévision d’un article collectif, d’une conférence débat, ou peut-être du chapitre d’un nouveau livre.

Jacques est parti. Mais les groupes, les associations et les réseaux qu’il a créés demeurent et vivent. Les liens tissés entre nous, grâce à lui, sont très forts. Sa pensée continuera à se développer et à s’enrichir à travers nos réflexions, nos échanges, nos actions. Passeur, catalyseur, relieur, éclaireur : merci Jacques de nous avoir montré le chemin. Nous allons continuer sur les voies que tu as tracées.