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Brevets, industrie et recherche du point de vue du développement

Le 20  avril 2005 par Philippe Aigrain

Les brevets sont le symbole de ces dispositifs que les pays développés ont inventé pour - selon l’expression de HaJoon Chang-« retirer l’échelle » afin empêcher des pays moins avancés qu’eux de suivre la route qu’ils avaient suivi précédemment. En effet il n’est pas d’exemple d’avancée technologique qui ne soit inscrite d’abord dans l’imitation et le perfectionnement de savoirs et de savoirfaire déjà manifestes dans l’état des techniques à un instant donné. Parmi les pays dit « technologiquement avancés » d’aujourd’hui, il n’en est pas un, des États-Unis aux Pays-Bas ou à la Suisse, qui n’ait à un moment rejeté les brevets comme obstacle à son propre développement, ou bien adopté des législations en la matière qui encourageaient la copie des inventions étrangères.

Le débat sur l’impact des régimes de propriété et d’accès aux connaissances dépasse aujourd’hui considérablement cet affrontement traditionnel des pays dominants et de ceux qui veulent les concurrencer. En effet, deux nouveaux facteurs interviennent à l’époque récente. Le premier est l’émergence des technologies de l’information et plus généralement des technologies à base informationnelle comme les biotechnologies. L’effet des monopoles de propriété, dont font partie les brevets, se trouve amplifié lorsque ce monopole s’applique aux ressources informationnelles au point d’aboutir à une déconnexion complète entre coûts de production et de développement et prix de monopole. Cette tendance s’applique à l’information pure (logiciel, médias) mais également aux biens mixtes dont l’usage repose sur le contenu informationnel (semences, OGM, variétés végétales, médicaments biotechnologiques).

À l’opposé, le choix d’un régime de biens communs, de droits d’usages partagés par tous, permet de nouvelles formes de coopération et d’innovation dont les logiciels libres, la gestion coopérative des ressources génétiques, l’annotation coopérative des génomes, la science ouverte et des développements récents en recherche biomédicale sont les meilleures illustrations. Dans une telle situation, les pays en développement, pour peu qu’ils aient pu construire ou maintenir des infrastructures essentielles de biens publics sociaux (éducation, santé, infrastructures de base pour l’énergie et la communication) peuvent devenir des participants directs à une société mondiale des connaissances et tirer tous les bénéfices possibles de l’innovation dérivée (partant de l’état présent des techniques).

Dans ce contexte, la généralisation mondiale de régimes de brevetabilité étendue représente un grave danger non seulement pour le développement des pays du Sud, mais pour le développement humain en général. Certains interprètent l’article 27.1 de l’Accord sur les ADPIC comme imposant cette généralisation. Le projet en cours de débat pour la modification de la loi indienne sur les brevets a choisi cette interprétation, en instituant non seulement une brevetabilité des molécules chimiques que la loi de 1970 avait rejetée, mais également la brevetabilité des idées sousjacentes des logiciels et du traitement de l’information.

Un rejet croissant de la brevetabilité informationnelle (logiciels, méthodes de traitement de l’information, séquences génétiques, organismes les contenant) se développe, notamment en Europe, et même aux États-Unis. Les effets absurdes de la brevetabilité informationnelle sont de plus en plus visibles. Cela encourage différentes coalitions [1]] à résister à l’extension de la brevetabilité et à son application indiscriminée. Les projets américains soutenus par la Commission européenne concernant le Substantive Patent Law Treaty (SPLT) à l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle ont été rejetés tout net par un ensemble massif de pays émergents et pauvres lors de l’assemblée générale de l’OMPI qui s’est tenue en septembre 2004.

Frustrés dans leurs efforts d’imposer un régime global d’omnibrevetabilité, les États-Unis recourent de plus en plus à des accords bilatéraux pour imposer leurs vues (voir par exemple le cas de l’accord États-Unis - Maroc), allant jusqu’à imposer des clauses qui vont bien audelà de ce qui est prévu dans l’Accord sur les ADPIC, même si on interprète ceuxci de façon maximaliste (par exemple en portant la durée des brevets pharmaceutiques audelà de 20 ans dans un pays pourtant doté d’une industrie de médicaments génériques). En parallèle, les États-Unis ont accueilli en novembre 2004 une réunion trilatérale des offices de brevets étatsuniens, européen et japonais, pour continuer à faire progresser dans une arène « technique » ce qui avait été rejeté dans les institutions internationales. L’OMPI a également organisé en février 2005 à Marrakech une réunion pour faire progresser des options que l’« Agenda pour le développement » qu’elle est supposée étudier rejette explicitement. Il semble que les mois à venir vont amener une intensification des débats et conflits sur la délimitation du domaine de brevetabilité et l’affirmation des exceptions (licences obligatoires, notamment au titre de l’article 30 de l’Accord sur les ADPIC) nécessaires pour le développement et l’innovation.

Aussi nécessaire qu’il soit, le rejet d’une brevetabilité excessive au nom du développement ne peut suffire à lui seul. Quel régime alternatif de financement de la recherche et de l’innovation, de soutien au transfert de technologie, et d’orientation des objectifs de recherche peutil soutenir un développement humain équilibré ? Il faut de ce point de vue saluer la récente proposition d’un projet de traité cadre pour la recherche médicale à l’Organisation Mondiale de la Santé, proposition qui a réuni le soutien d’un grand nombre de scientifiques, politiques, ONGs et associations dans le monde développé comme dans les pays en développement. Ce projet de traité est l’un des premiers efforts pour proposer un cadre cohérent, couvrant à la fois le financement avec des obligations fonctions du PNB, la disponibilité des résultats et la définition des objectifs de recherche sur la base de priorité de santé publique et non du profit de quelques multinationales pharmaceutiques. Une effort similaire est en cours pour la rédaction d’un projet de traité sur « l’accès aux connaissances » soumis à l’OMPI.

L’un des effets les plus importants des brevets porte sur la nature des cibles d’innovation. La relation entre l’existence de systèmes de brevets forts et l’adéquation des technologies est un sujet qui devrait retenir beaucoup plus l’attention, notamment du point de vue du développement. Combien d’innovations simples ontelles été abandonnées parce qu’elles n’offraient pas de potentiel d’appropriation monopolistique, alors qu’elles auraient pourtant été adaptées aux conditions spécifiques des pays du Sud, qu’il s’agisse d’énergétique, d’irrigation, de thérapeutique, ou d’infrastructures éducatives ?

Enfin, il faut ici adresser un signal d’alarme. Dans les pays développés euxmêmes, l’innovation, la justice sociale, et l’appropriation humaine des techniques peuvent souffrir grandement d’une propriété intellectuelle abusive, alors que les bénéfices retirés des revenus de ces monopoles sont très inégalement distribués et échappent de plus en plus à l’impôt. Mais la situation n’est pas plus univoque dans les pays pauvres ou émergents. Si la réponse qui est apportée aux protestations contre la biopiraterie et le pillage des savoirs traditionnels consiste en un encouragement de mécanismes de type brevets, il faut s’attendre à une véritable organisation locale du pillage par les acteurs économiques ou étatiques locaux, alliés à des sociétés des pays développés.

Ce n’est qu’en reconnaissant positivement les biens communs, en organisant directement des transferts et termes d’échanges justes, en construisant des synergies de développement dans des régions relativement homogènes sans imposer une liberté des échanges à plus grande échelle systématique et par là destructrice, que l’on pourra construire progressivement cette communauté mondiale, diverse et fragile, qui est le propriétaire à venir des biens communs.


Ce texte est extrait du livre Pouvoir Savoir : Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle. Ce livre, coordonné par Valérie Peugeot a été publié le 1 avril 2005 par C & F Éditions. Il accompagne la rencontre "Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle" organisée par l’Association Vecam à Paris.

Le texte est sous licence Creative Commons paternité, pas d’utilisation commerciale.

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